"Dream On" ou comment invisibiliser le regard guadeloupéen

“On a choisi une femme et pas un sorcier pour donner une vision plus moderne, une libre interprétation pour une dimension internationale,” répondaient Christopher Bordelais et Jordan Laurent à la question sur le choix d'utiliser un personnage féminin pour incarner la connexion dangereuse au monde de l’invisible. C'était après  la projection de leur film “Dream On” sélectionné pour la troisième édition du KIFF (Kréyòl International Film Festival) le 26 septembre 2025. Leur explication sur ce personnage féminin faisait écho au synopsis que j’avais lu.

Kane, un jeune Guadeloupéen passionné de musique, lutte pour joindre les deux bouts, négligeant les priorités de la vie. Il finit par perdre son emploi et se retrouve dans une situation financière désespérée. Sa vie prend un tournant radical lorsqu'il rencontre une mystérieuse jeune femme dans un bar. Cette rencontre bouleverse son existence, lui ouvrant les portes du succès, mais à quel prix.

Au-delà de la question de la représentation inexistante des personnages féminins (j'ai tellement l'habitude maintenant que j’ai littéralement zéro attente), “Dream On” m’a fait revivre les premiers mois de confusion quand j’ai décidé d’explorer le cinéma caribéen en 2016. J’avais eu des coups de coeur cinématographiques avec “Soup a Pyé” [review],  “Rico” [review] ou encore “Ô Madiana” [review] mais je n’arrivais pas à verbaliser ce qui rendait ces productions de Guadeloupe et/ou de Martinique aussi spéciales à mes yeux. Le discours autour du “cinéma antillais” étant globalement négatif, je n’avais pas de système de représentation pour comprendre leur originalité et leur représentation de l’universalité. Et même les rares compliments comme sur Euzhan Palcy (ou Maryse Condé en littérature ou Kassav’ en musique) sonnaient creux parce qu’il n’y avait pas d’analyse stricte et rigoureuse de la fiction proposée. Jusqu’à présent, la lecture de nos oeuvres culturelles reste sur leur portée politique, leur dimension historique, leur poids économique… Mais qu’en est-il des discussions du système de représentation ? J’ai dû me tourner vers la Caraïbe anglophone pour comprendre que ces films comme ceux d’Alain Bidard me plaisaient autant parce qu’ils représentaient notre douceur et notre sensibilité tout en restant ancrés dans notre réalité contemporaine. C’est dans ce système de représentation Karukerament que je vis depuis bientôt dix ans, donc c’est perturbant d’être confrontée à une oeuvre comme “Dream On” qui illustre ce combat intérieur entre l’intention de représenter la Guadeloupe loin des clichés et la peur d’imposer une perspective guadeloupéenne à des sujets universels. 

L'intention de représenter une Guadeloupe authentique 

Pas de Guadeloupe carte postale avec des plages paradisiaques ou des falaises surplombant l’océan. Pas de Guadeloupe campagnarde avec des champs qui s'étendent à perte de vue sous l'autorité de La Soufrière en arrière-plan. “Dream On” met Lapwent (Pointe-à-Pitre) à l'honneur. Quand Kane quitte son appartement, il circule à pied sans donner l’impression de chercher à montrer “la vraie vie typiquement antillaise”. Dans cette jungle urbaine, il trouve un espace pour respirer, pour se connecter à lui-même. C’est une invitation à regarder autour de soi et à trouver la beauté de la Nature cachée sous les transformations humaines. 

Entre l’extrême d’une Guadeloupe où il n’y a que des ghettos et l’extrême d’une Guadeloupe d’an tan lontan bloquée dans le passé, “Dream On” trouve le juste milieu pour raconter une Guadeloupe moderne du 21ème siècle. Des bâtiments du quartier qui abritent ses rêves de gloire au complexe hôtelier “de luxe” où il jouit de cette gloire, Kane circule dans un espace réaliste sans tomber dans le misérabilisme. C'est une facette de la Guadeloupe qui existe aussi mais qui reste encore sous-exploitée au profit d’un esthétisme du “hood film” ou du documentaire au regard exotisant. 

Que ce soit dans l’histoire ou dans les propos des personnages reflétant un système de croyances multiples, la connexion entre le monde du visible et de l’invisible est le postulat du réalisme magique dans notre système de représentation caribéen. Dans “Dream On”, Kane est au bord du gouffre quand son plus beau rêve lui est apporté sur un plateau d’argent par un succube. Ce mythe de la femme séductrice traverse les cultures, les religions, les époques donc l’existence du personnage se comprend sans explication supplémentaire. Le succube s’intègre à la dramaturgie de “Dream On” sans recours au comique ou du moins des effets spéciaux exagérés par rapport au reste du film. 

De même, le créole s’insère dans les dialogues pour exprimer les sentiments de personnages. Si on constate qu’il est la langue de la colère, de la violence dans le quotidien de Kane, c’est aussi la langue de son mal-être. En effet, les chansons qu’il interprète sont exclusivement en créole à commencer par “Lésé Mwen”, le titre qui le propulse en haut des charts. Alors que les discussions sur comment faire fonctionner un artiste guadeloupéen/martiniquais au niveau national voire international animent régulièrement les réseaux sociaux depuis deux ans, “Dream On” repose sur l’idée qu’un titre exclusivement en créole guadeloupéen peut fonctionner sur la scène mondiale. 

A travers ces éléments, l’intention de raconter une histoire dans une Guadeloupe contemporaine où l’identité guadeloupéenne n’est pas le sujet est réelle. Kane est “un jeune Guadeloupéen” et n’est pas là pour expliquer au monde ce que peut signifier “être Guadeloupéen”... Néanmoins, à trop vouloir universaliser le propos pour que “tout le monde” se reconnaisse, “Dream On” perd en réalisme voire en originalité sur des aspects qui auraient dû soutenir la profondeur que les vingt premières minutes laissaient anticiper.  

De la difficulté à valoriser un regard guadeloupéen

“Dream On” a été accepté tel quel par Canal +. D’après les co-scénaristes/réalisateurs, aucune réécriture ou changement n’a été demandé, ce qui est rare effectivement. Ma théorie est que la personne en charge du dossier fait partie de ces nombreux “experts” des métiers de l’audiovisuel qui ne jugent nos productions qu’à travers leur filtre colonial. “Dream On” ne menace pas le filtre colonial et donne même l’illusion de s’en détacher, et pourtant… 

“On ne sait pas ce qui se passe dans l’ombre du monde de la musique et c’est ce qu’on a voulu montrer”... A quelques mots près, c’est ainsi que Christopher Bordelais et Jordan Laurent ont décrit le film. Sans même citer les films américains, le cinéma français a déjà exploité l’idée du jeune artiste plein d’espoir qui se brûle les ailes dans le monde de la musique avec “Bouge !” (1997), “Dans Tes Rêves” (2005), “Qu’Allah Bénisse la France” (2014) ou encore la saison 1 de la série “Validé” (2020). La musique comme métier en 2025, c’est de l’entreprenariat. Oui, c’est difficile, mais il y a quand même des choses basiques que Kane ne fait pas, ce qui m’a empêché de faire la suspension d’incrédulité nécessaire pour rester dans l’univers d’un film. Après la scène de la signature du contrat, je savais déjà comment ça aller se finir et il n’y a eu aucune surprise.   

Nous savons que l’histoire se passe en Guadeloupe, mais, à part le panneau de la série WISH, aucun détail visuel ne permet cette identification. On reste donc sur cette impression que les îles “des Antilles” sont interchangeables alors que nous avons des structures urbaines spécifiques qui peuvent aider à la caractérisation immédiate de la Guadeloupe comme le Golden Gate le fait pour San Francisco, l’Empire State Building le fait pour New York ou la Tour Eiffel le fait pour Paris.

Le succube se décline dans plusieurs cultures. La Dyablès est probablement le personnage du folklore caribéen qui s’en rapproche le plus donc pourquoi ne pas en avoir proposé ouvertement une interprétation moderne au lieu de rester dans une imagerie neutre sans identification précise ? De même, les sous-titres français des phrases en créole diminue parfois leur portée symbolique. Je sais que la traduction parfaite n’existe pas et que rester dans une traduction littérale peut nuire à la compréhension globale. Néanmoins, il y a une phrase que je retiens. Celle que Kane prononce et qui déclenche sa déchéance. “An té vann manman mwen” a été traduit par “je donnerai mon âme”... L’image en créole de vendre sa mère comme dans l’expression française “vendre père et mère” est d’autant plus lourde dans notre contexte post-esclavagiste, mais la traduction choisie reste dans une interprétation neutre. Le créole était-il donc si efficace pour transmettre l’émotion du moment ? D’ailleurs, pourquoi n’est-il pas utilisé aussi dans les interactions avec des femmes alors qu’un Patrick Saint-Eloi ou un Gilles Floro nous ont chanté un amour sublimé par le créole ? En tout cas, je salue le fait de ne pas avoir impliqué Kane dans le monde de l’illégalité comme Marcus dans “Get Rich or Die Trying” ou Djay dans “Hustle & Flow”. Cependant, à l’instar de Jimmy dans “8 Mile”, l’homme ordinaire qui veut devenir artiste nécessite d’autant plus de backstory. Et c’est ce qui manque dans ce film à mes yeux. Un ancrage dans le quotidien le plus basique possible où sa passion pour la musique brille.

Kane, c’est l’incarnation de la naïveté des artistes des années 90 qui se sont faits broyer par le système. La première séquence résume ce qu’il veut : être adulé. Le film tente maladroitement de déconstruire cette illusion en racontant son ascension et sa déchéance sans refléter les conditions actuelles de l’industrie musicale. Certains pourraient douter du réalisme de l’idée de départ : un artiste guadeloupéen qui explose sur la scène internationale grâce aux réseaux sociaux. Ces dernières années nous prouvent que c’est tout à fait envisageable. Par contre, ce qui est irréaliste est de penser qu’un artiste de Guadeloupe faisant du rock est original alors que la direction artistique du groupe Ausgang mené par Casey et avec Sonny Troupé à la batterie explore cette rencontre du rap et du rock depuis 2019. D’ailleurs, nous avons des générations de musiciens qui accompagnent des artistes dans tous les genres musicaux depuis des décennies. Pour rappel, Jean-Claude Naimro a été pianiste pour Peter Gabriel dans les années 90. Ludovic Louis a été trompettiste pour Lenny Kravitz dans les années 2010. Jean-Philippe Fanfant a été batteur pour Louis Bertignac. Nos artistes de dancehall ou de Zouk font des arrangements rock en live et qui s’en plaint ? S’il n’y a pas d’artistes guadeloupéens qui se positionnent comme faisant du rock, c’est une question de branding et de storytelling avant d’être une question de “le public antillais n’est pas assez ouvert d’esprit”. Ceci est un autre débat. 

Tout en défendant son rap/rock en créole, Kane représente cet état d’esprit passéiste où l’artiste se contente de créer sans réfléchir à son branding, son storytelling, son marketing et son media training… Il est ce genre d’artistes qui veut absolument se mettre sous la coupe de quelqu’un parce qu’il n’ose pas se prendre en mains. Etait-ce un choix de représentation ? Probablement, mais l’absence de développement de personnage fait de Kane un personnage sans relief alors que la première demi-heure du film mettait en place tout ce qu’il fallait pour le rendre multidimensionnel. 

D’où lui vient sa passion pour la musique ? D’où lui vient ses addictions ? Pourquoi se torture-t-il autant à créer si son seul but est d’être sous le feu des projecteurs ? Si son seul but est d’être sous le feu des projecteurs, pourquoi n’est-il pas plus proactif pour donner de la visibilité à sa musique ? Pourquoi n’a-t-il pas de famille en Guadeloupe ? Où sont ses parents ? Pourquoi a-t-il du mal à s’imposer face à d’autres hommes ? Pourquoi n’a-t-il pas d’amis ? Le filtre colonial empêche de proposer des réponses ou en tout cas des pistes de réflexion… Alexia de Saint-John, la créatrice du KIFF, leur a posé la question si leur amitié dans la vraie vie les a inspiré à écrire sur une amitié masculine. Ils ont ri mais ont répondu que c’était “spontané sans que notre amitié dans la vraie vie nous inspire en particulier”... La question était tout à fait légitime puisqu’il s’agit d’un film où les rôles féminins n’ont aucun développement, mais ils n’ont exprimé aucune intention derrière ce parti pris. Pour le coup, ils auraient axé volontairement sur les amitiés masculines, là on aurait eu un véritable argument marketing (conseil gratuit, de rien). La véritable originalité de représentation n’était pas de raconter l’histoire d’un chanteur de rap/rock qui vend son âme pour le succès. Elle était dans le fait de montrer ce chanteur réservé, solitaire, sensible aux addictions évoluer dans un univers exclusivement masculin où il doit reconnaître qui lui veut du bien et qui lui veut du mal. Je vous défie de nommer ne serait-ce que deux films représentant des hommes qui s’apportent un soin mutuel sans arrière-pensée, sans trahison, sans attirance physique et sans créer du lien en menant une vie de débauchée. C’est ce que le film aurait pu explorer à travers le personnage joué par Stanley Durimel… En tout cas, c’est la troisième fois cette année où j’entends des cinéastes s’étonner de la profondeur que le public donne à leurs personnages sur des thématiques qui, pourtant, sont médiatisées comme la santé mentale, les masculinités noires etc. Et mon hypothèse Karukerament de l’absence de ce recul est l’emprise du filtre colonial dans le système de représentation de ces cinéastes. Là où un Coco (épisode sur Coco La Fleur, Candidat), un Robert (Ô Madiana), un José (épisode sur Rue Cases-nègres) ou un Isidore (épisode sur Siméon) tentent de changer leur destin par tous les moyens à disposition, le filtre colonial aime le fatalisme et se divertit face à la déchéance d’un “jeune Guadeloupéen désoeuvré”. La mise en scène de la déchéance se fait parfois même, JE trouve, dans une dimension infantilisante des hommes… Mais je ne suis pas un homme. Je ne comprendrai jamais ce que signifie être un homme. A eux de définir les personnages d’hommes dignes d’admiration et d’empathie. A eux de définir l’équilibre entre sensibilité et passivité, entre intensité et facilité, entre complexité et médiocrité. A eux d’avoir des standards.

La description de Kane dans le synopsis est littéralement ce que le film met en scène sans jamais aller plus loin que le jeune qui lutte pour s’en sortir. Qui est Kane Davidson ? En entendant ce nom complet anglophone dans un contexte guadeloupéen, on est en droit de s’interroger. A-t-il un parent qui a immigré de Sainte-Lucie ou de la Dominique ? Est-il lui-même un immigré arrivé enfant en Guadeloupe ? Est-ce un détail important pour l’histoire ? Oui, quand on est conscient de la xénophobie en Guadeloupe et des discriminations que les non-Français subissent. Mettre Kane en scène cherchant à vendre sa musique et se faire rejeter ou accepter pour ses origines, cela aurait donné plus de texture à son personnage sans retirer à sa passivité dans les interactions humiliantes.  Vu qu’aucune scène ne montre qu’il a de la famille en Guadeloupe, ce sont les questions qui ont fait sens pour moi. Sa soeur vit en France hexagonale, on comprend que  lui-même y a vécu sans qu’on sache pourquoi il y était, pourquoi il est revenu… A moins que le nom était simplement pour faire plus international.

En conclusion…


Au final, “Dream On” veut illustrer l’artiste isolé en proie à ses démons… sauf qu’on ignore tout des démons en question. Le film reprend les codes attendus du film musical sans les réinterpréter avec un regard guadeloupéen. J’espérais trouver le divertissement d’un “No Soca No Life” [épisode de podcast] ou au moins un storytelling à la “8 Mile”. Christopher Bordelais et Jordan Laurent ont dit que le film nécessitait plusieurs visionnages parce qu’il y a plusieurs degrés de lecture. Pour  une fois, j’étais le public cible, mais je veux bien reconnaître être passée à côté. 

(TV) FilmL SCommentaire