"Rue Cases-Nègres", "Sinners", une masterclass sur l'humanisation des Noirs

“Yé Krik!” 

“Yé Krak!”

“Yé Mistikrik”

“Yé Mistikrak”

“Est-ce que la cour dort ?”

“Non, la cour ne dort pas.” 

“Si la cour ne dort pas, c'est Isidor qui dort, dans la cour de Théodore pour deux sous d'or!”

“Krik!”

“Krak!”

Quand j’étais au club de lecture célébrant le 1er anniversaire de la mort de Maryse Condé, Maboula Soumahouro a demandé à Agnès Cornélie de la librairie Calypso d’ouvrir la séance avec la formule du conteur. Les connaisseurs ont répondu, puis nous avons commencé à parler de comment nous avons découvert Maryse Condé. Après la pause, la formule du conteur a permis d’entrer de nouveau dans le MCU (le Maryse Condé Universe). C’est alors qu’une jeune femme a demandé timidement le pourquoi de cette formule qu’elle ne connaissait pas alors qu’elle était Antillaise. Je suis heureuse qu’elle se soit sentie suffisamment à l’aise pour poser la question et qu’il n’y a eu aucune moquerie. Une personne de l’assistance a expliqué ce point culturel immortalisé par Euzhan Palcy dans son film “Rue Cases-Nègres”

Avec les sorties quasiment simultanées de “ZION” de Nelson Foix et de “Fanon” de Jean-Claude Barny, il y a un discours sur une “renaissance du cinéma antillais” qui m’interpelle. Déjà, comme je l’ai dit dans l’épisode du 4ème anniversaire de Karukerament, depuis 2021, il n’y a pas une année où je ne suis pas allée au moins une fois voir un film caribéen au cinéma en France. S’il faut parler de renaissance, ce n’est pas en 2025 qu’il faut la faire commencer. De plus, quand j’écoute/je lis les discussions de 2024/2025, je n’entends plus l’enthousiasme que le nom d’Euzhan Palcy provoquait chez les cinéastes caribéens que j’ai eu l’occasion d’interviewer dans Karukerament depuis 2020 [écoute la compilation hommage à Euzhan Palcy]. Il n’y a que chez les non-Francophones que j’entends encore “Rue Cases-Nègres” évoqué avec la tendresse et l’admiration à laquelle j’étais habituée. Pas plus tard que ce 24 avril, des étudiants en cinéma de l’Université des West Indies ont discuté de comment ils se sentent connectés à ce film que la Caraïbe anglophone considère comme un classique à étudier. 

J’irais même jusqu’à dire que le discours francophone sur Euzhan Palcy est à la limite de la condescendance dont le Zouk est victime depuis une vingtaine d’années en France [épisodes sur le Zouk à écouter 1 et 2 ; articles à lire 1 et 2]. Que ce soit en musique, dans le cinéma ou en littérature, là où les artistes américains et africains vont piocher dans leur culture du XXe siècle pour créer et t’expliquent avec passion le pourquoi du comment de ce choix, la majorité de nos artistes de Guadeloupe et de Martinique refusent d’utiliser celles et ceux qui ont brillamment réussi avant eux comme des références. Et si effectivement ce sont des références pour eux, leur discours dans leurs interviews reflète plus une indifférence qu’un honneur d’être associé à celles et ceux qui les ont précédés.  Je ne comprends pas ce refus de s’inscrire dans des traditions de chez nous sous prétexte que “oui c’était bien, mais c’était avant”, “oui c’était bien, mais c’est du passé”, “oui c’était bien, mais je ne m’y reconnais pas vraiment”. Quand discute-t-on en long et en large de ce qui est bien dans nos cultures sans ajouter un mais derrière ? Au-delà de la simple question de la sensibilité personnelle liée à la personnalité et à l’expérience de vie unique à chacun, quels sont nos propres standards pour évaluer l’originalité ou la continuité de représentation dans une oeuvre artistique ? Et c’est en écoutant des analyses françaises sur “Sinners” de Ryan Coogler que je me rends compte à quel point “Rue Cases-Nègres”, l’adaptation du roman de Joseph Zobel (1), est invisibilisé dans les références cinématographiques françaises. 

Là où les Américains qui connaissent leur histoire, même superficiellement, voient la profondeur des références culturelles, spirituelles, religieuses dans “Sinners”, les Français y voient, au mieux, un bon film de vampires, au pire, un film avec une belle allégorie sur le racisme sans comprendre le personnage de Mary ou les motivations d’un Remmick irlandais. L’humanité des personnages noirs n’est pas analysée au-delà des codes habituels. Le regard français se résume à la représentation de la communauté noire qui se fait vampiriser économiquement et culturellement depuis des siècles ou à la représentation des péchés capitaux… C’est pour cette raison que je vous propose une lecture Karukerament de “Sinners” à travers “Rue Cases-Nègres”. Il ne s’agit pas d’une critique sur la qualité artistique. Il s’agit de mettre en lumière les techniques d’humanisation des personnages noirs dans un contexte passé connecté à notre présent en jouant avec le filtre colonial. 

Là où le filtre colonial ne donne de l’importance qu’aux Noirs qui souffrent ou qui sont en colère et se rebellent contre l’ordre colonial voire contre leur propre culture, ces deux films s’appuient d’abord sur les rêves, les joies, les sourires et l’envie d’intimité, de connexion humaine de ces personnages. Bref, des êtres humains multidimensionnels qui respirent la vie, même dans la mort.

Avertissement : C’est une analyse Karukerament c’est-à-dire que les personnages sont au centre. L’article peut être compris sans les spoilers entre crochets à surligner. Mon but est de mettre en lumière comment le regard français aurait une meilleure compréhension des subtilités de “Sinners” s’il avait déjà intégré les enjeux de représentation dans “Rue Cases-Nègres”.

contextualiser la société du point de vue des Noirs

Dans “Rue Cases-Nègres”, Euzhan Palcy s’attache à contextualiser les Noirs dans la société martiniquaise des années 1930. Dans “Sinners”, Ryan Coogler s’attache à contextualiser les Noirs dans la société américaine des années 1930. Que ce soit en Martinique ou aux Etats-Unis, cela ne fait pas un siècle que l’esclavage a été officiellement aboli. Les personnages comme José ou son professeur n’ont pas connu l’esclavage légal, tout comme Sammie ou Delta Slim. Ils ne sont qu’à deux générations ou trois de ceux qui sont nés avant l’abolition. Dans ces deux films, on voit donc les paradoxes d’une société en pleine redéfinition. Les dynamiques entres Blancs et Noirs sont illustrées de façon claire sans victimiser les Noirs. L’amour n’efface ni la race ni le tabou que ces relations représentent à cette époque. Cependant, le cliché du mulâtre tragique est réinterprété.

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Dans “Rue Cases-Nègres”, Léopold cherche à aider les ouvriers au risque de sa vie. Au lieu de porter la partie noire de son métissage comme un fardeau ou de se penser Blanc, Léopold met son privilège au service des Noirs. C’est aussi ce que Mary tente de faire dans “Sinners” avec les conséquences que cela entraîne … Ceux qui savent, savent

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Ainsi, le système de plantations existe toujours, mais sous une forme différente. Le salariat en Martinique, le sharecropping au Missipi.

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Dans “Sinners”, il y a même l’illustration de l’exploitation des prisonniers comme une autre forme d’esclavage.

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C’est pour cette raison que l’argent est au coeur des préoccupations des personnages principaux qui aspirent à une autre vie que cette vie de labeur. 

rêver d’une vie meilleure

Pas de fatalisme ici. Ces personnages ont des rêves concrets d’ascension sociale et se donnent les moyens d’y arriver. Que ce soit dans cette Martinique, colonie d’une France où la IIIe République vit ses derniers moments, que ce soit dans ce Mississipi ségrégué par les lois de Jim Crow, il y a différents leviers à disposition pour améliorer sa vie quand on est Noir. [

Dans “Rue Cases-Nègres”, Man Tine fait tout pour que José aille à l’école alors que les autres enfants de l’habitation sont envoyés récolter de la canne. José réussit dans le système scolaire sans perdre son identité. Dans “Sinners”, Smoke et Stack ont été des mafieux, ouvrent un bar mais ils refusent que leur petit cousin Sammie suive cette voie. Sammie réussit dans le monde de la musique sans perdre son identité

]  “Rue Cases-Nègres” marque les différences entre la vie rurale, la vie urbaine et la vie en Métropole. Entre son ami Léopold et son ami Carmen, le petit José découvre les opportunités qu’offre un monde où classe et race se confrontent. A cause de la ségrégation, les communautés noires se sont développées de façon indépendante. “Sinners” rappelle l’existence de ces communautés dont certaines ont été si florissantes qu’elles ont été rayées de la carte. Le massacre de Tulsa en 1921 ou de Rosewood en 1923 sont des événements contemporains des personnages. Ainsi, la vision de ce qu’est une “belle vie” diffère en fonction des personnages, mais le rêve est possible. Ces personnages ne se voient pas mener une meilleure vie sans leur communauté. 

Faire communauté par la transmission culturelle

Dans “Rue Cases-Nègres” et dans “Sinners”, le bonheur est un projet commun dans le sens littéral du terme. C’est un bonheur qui se construit en communauté. Le bien-être des êtres aimés est au centre de toutes les discussions et des décisions importantes de ces films. On voit des Noirs s’aimer dans l’instant présent. L’amour grand-maternel José/Man Tine dans “Rue Cases-Nègres” et l’amour fraternel Smoke/Stack dans “Sinners” sont connectés au reste de leur communauté. La relation Sammie/Delta Slim m’a rappelé la relation José/Médouze, celle où on voit un jeune homme s’imprégner de la sagesse de l’homme d’expérience abimé par le système mais toujours debout. Cet acte de transmission entre personnages fait écho à l’acte de transmission des cinéastes à travers leur film.

“Rue Cases-Nègres” et “Sinners” sont une ode aux cultures noires. On voit les personnages vivre leur culture dans la joie et dans la tristesse sans jamais la renier. Grâce à sa grand-mère, à Médouze et à sa vie dans la communauté, José est armé pour affronter la vie parce qu’il n’a pas honte d’où il vient. Là où le filtre colonial diabolise des musiques, des spiritualités aux racines africaines, ces deux films montrent comment ces éléments ont aidé les descendants d’esclaves à faire communauté. L’incrédulité de Smoke face à la spiritualité d’Annie m’a rappelé l’incrédulité de Léopold face au magico-religieux auquel ses camarades de classe croient (2). “Sinners” va même plus loin en entremêlant les cultures irlandaise (le personnage de Remmick) et chinoise (les personnages de Bo et Grace Chow). La représentation de la communauté indienne n’est pas centrale à “Rue Cases-Nègres” alors que ça aurait pu l’être car certains personnages secondaires ou figurants ont le physique qui s’y prête. En effet, les descendants des engagés indiens n’obtiennent la citoyenneté française qu’en 1923 mais sont investis dans l’économie de l’île depuis au moins 3 générations. Cet angle mort dans le cinéma de Guadeloupe et de Martinique est d’autant plus visible quand on compare avec le cinéma de Trinidad & Tobago dont l’un des classiques est “Bim” (1974) qui, comme “Rue Cases-Nègres”, est un film d’apprentissage sauf que le personnage principal est un adolescent indotrinidadien. Néanmoins, l’exploration de la représentation de la communauté indienne ou asiatique dans son ensemble dans les cinémas de Guadeloupe et de Martinique a commencé comme on peut le voir dans le long-métrage “Nonm” (2024) de Kichena. 

“Rue Cases-Nègres” et “Sinners” nous rappellent que les racines culturelles méritent d’être respectées et honorées. Ces cultures afrodescendantes nées dans les sociétés esclavagistes ne sont pas juste un folklore à dissimuler voire même à mépriser à la moindre critique extérieure. L’existence même de ces cultures sont notre premier acte d’affirmation de soi, d’autodétermination pour se sentir humains. Leur finalité ne se limite pas à lutter contre on ne sait qui. En effet, quelle serait la raison d’être d'éléments culturels uniquement envisagés comme des outils de résistance s’il n’y a plus de lutte à mener ? Le Yé Krik Krak de José, le chant des travailleurs quand ils expriment leur joie ou leur peine ou le blues de Sammie reflètent des cultures noires qui existent pour elles-mêmes sans chercher à plaire ou à se confronter à un regard extérieur. On voit la joie que cela leur procure dans ces moments où ils existent pour eux-mêmes et se sentent en alignement avec leur passé et leur présent.

En conclusion…

“Rue Cases-Nègres” et “Sinners” sont une masterclass dans l’humanisation des personnages noirs. La focalisation n’est pas sur la rage (légitime) causée par les injustice d’un racisme systémique. Malgré la différence de genre cinématographique, d’époque de création, de storytelling (3), ces deux films montrent comment représenter des personnages noirs comme des êtres humains qui ont juste envie de vivre et qui puisent leur force dans leur communauté, dans leur culture. Il n’y a pas de hiérarchie entre les cultures. Les échanges culturels sont possibles sans s’effacer. Le choix de pratiquer, sublimer ou de transmettre reste un choix individuel que le cinéma peut faciliter en archivant des bouts de cultures. La force d’une contribution culturelle ne réside pas dans le fait d’être la première à, mais bien dans le fait de devenir un maillon d’une chaîne incassable (jeu de mots tout à fait volontaire) parce qu’on se sent connecté à ce qui a été fait avant et qu’on sait ne pas être seul.e. 

Lire/Ecouter l’enthousiame des critiques afroaméricains sur “Sinners” mettant en lumière le symbolisme culturel m’a rappelé le plaisir avec lequel j’ai écrit ma première analyse sur “L’homme au bâton, une légende créole” de Christian Lara (4) et mon anticipation d’analyser “Siméon” d’Euzhan Palcy. Des films où notre existence ne se définit pas que par notre capacité à nous révolter ou à faire rire. Des films qui captent nos moments de vie au coeur de la survie.


1) Travaux universitaires : La focalisation dans La Rue Cases-Nègres : une analyse du roman de Joseph Zobel et du film d’Euzhan Palcy by Kerri Elizabeth McCoy (2003) ; L’image d’un homme noir dans La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel de Mindra Forman (2010) ; Herméneutique littéraire du cinéma de Euzhan Palcy de  Yolande-Salomé Toumson (2017), Lecture du cinéma caribéen féminin francophone. L’activisme nègre et féministe de Euzhan Palcy de Yolande-Salomé Toumson (2023)

2) Les films de fiction d’Euzhan Palcy dans les colonies/départements d’outre-mer sont tous marqués par un respect des spiritualités ancestrales. Une représentation sans jugement, sans filtre colonial.

3) Nuance quand même pour le storytelling. Je serais tentée de dire que ce qui est qualifié de lenteur et de confusion des genres par les critiques occidentaux est apprécié dans le storytelling non-occidental… Le fait même de ne pas voir passer les 2 heures de “Sinners” prouve que le storytelling est efficace. Ceux qui savent, savent. 

4) Je ne parle pas du fait de dire si c’est un bon film ou pas. Je parle du fait d’analyser le symbolisme culturel dans ce que ce film met en lumière de la société guadeloupéenne du passé, du présent et du futur.