"Furcy, né libre" ou comment déshumaniser le récit sur l'esclavage

Ce n’est pas tout d’avoir la liberté, que peut-on en faire dans un système esclavagiste ? C’est la question que “Furcy, né libre” esquive en laissant la responsabilité aux spectateurs de combler des silences que le cinéma français entretient sur l’histoire de l’esclavage.

Le 6 novembre 2025, j’ai assisté à une avant-première de cette nouvelle proposition artistique sur l’esclavage. Réalisé par Abd Al Malik et écrit par Etienne Comar, ce film est une libre adaptation de l'histoire réelle de Furcy racontée par Mohammed Aïssaoui dans “L’Affaire de l’esclave Furcy”.

Après “Ni Chaîne, Ni Maître” de Simon Moutaïrou en 2024, je savais à quoi m'attendre dès la mise en ligne du poster de “Furcy, né libre” : une belle cinématographie et une belle musique. Je n’avais aucune attente en terme de représentation, d’autant plus qu’ Abd Al Malik avait déjà dit en interview que ce n’était pas un film sur l’esclavage mais un questionnement sur l’abolition, la justice, l’éducation. Ce qui l’intéresse est de raconter l’après et le lien avec notre présent… sauf qu’il  ne contextualise pas son propos.

Île de la Réunion, 1817. À la mort de sa mère, l'esclave Furcy découvre des documents qui pourraient faire de lui un homme libre. Avec l’aide d’un procureur abolitionniste, il se lance dans une bataille judiciaire pour la reconnaissance de ses droits.  

Analyse Karukerament express

Une date précise MAIS pas de lien avec le contexte politique. Une colonie française MAIS pas de lien avec la France. Un personnage noir sans identité et sans lien avec sa communauté MAIS c’est un Noir local. Un personnage de sauveur blanc MAIS pas d’esclavagiste antagoniste. Une dynamique de pouvoir d’un homme face au système MAIS pas de violence physique ?

Le synopsis ne reflète pas le storytelling poétique d’Abd Al Malik MAIS correspond à l’approche approximative française qui ne permet pas de saisir la réalité de l’époque. Malgré l’intention du réalisateur de ne pas être dans la violence gratuite (et on pourrait débattre sur ce point), le film n’échappe pas à l'instrumentalisation de la souffrance. Oui, toute cette période esclavagiste symbolise la cruauté humaine… mais elle se définit aussi par la capacité de résistance et d'organisation pour continuer à vivre. C’est comme si Furcy n’a aucune existence en dehors des interactions avec les Blancs. Il a des liens avec d’autres Noirs MAIS on ne nous les montre pas OU leur relation n’existe pas  de façon autonome. Et c'est ça, la grande différence entre des films sur l’esclavage faits avec un filtre colonial intériorisé et des films faits par des cinéastes qui savent jouer du filtre colonial. 

Représenter l’esclavage en jouant du filtre colonial

Des films comme “Case Départ” [analyse], “Ni Chaîne, Ni Maître”, “Furcy, né libre” restent sur le terrain de la représentation philosophique de l’universalité et de la réalité des sévices. Je ne dis pas que c'est une bonne ou mauvaise chose. Je dis juste que c’est un récit conventionnel et rassurant pour les imaginaires qui n’arrivent pas à concevoir les Noirs comme des êtres humains, aux émotions complexes ayant droit à la joie, à la  douceur. Ce récit du combat de Furcy cache le récit de ce que peut être la vie d’un affranchi vingtenaire. Surtout en 1817 où le système se délite. Les historiens, en particulier Frédéric Régent, ont suffisamment écrit sur les libres de couleur depuis le début des années 2000 pour que le récit audiovisuel français s'enrichisse enfin du parcours de ces personnes noires libres tout au long de l'époque esclavagiste. 

Comme l'a rappelé Abd Al Malik, on ne peut pas tout dire en 90 minutes et il n’est pas historien. Néanmoins, c'est un parti pris de garder dans l’obscurité les dynamiques de solidarité au sein des communautés non-Blanches*. C'est un parti pris de ne pas nommer ces personnages non-Blancs. C'est un parti pris de leur laisser aussi peu la parole dans une histoire dont ils sont supposés être le fil conducteur. C'est un parti pris de les déposséder de leurs luttes. 

“Quelle est la part la plus importante entre les insurrections et l'évolution de la jurisprudence dans le combat pour l'abolition ? Et quelle comparaison avec Saint-Domingue ?” a demandé une jeune femme lors de la discussion post-projection. 

Sa question a suscité un silence, que je choisis d’interpréter comme de la stupeur. De la stupeur parce qu’une fois prononcée à voix haute, cette question paraît logique après avoir passé plus d’une heure et demie à regarder un personnage prouver son humanité face à la loi. De la stupeur parce que les gens ont peut-être pris conscience qu’ils ont vu plusieurs films sur l’esclavage mais qu’ils n’ont toujours pas les connaissances factuelles pour avoir une réponse claire sur le sujet. 

Pour Abd Al Malik, tout dépend de l'endroit dont on parle, mais tout est important en vérité… Certes, mais il y a une pluralité de façons de raconter cette histoire, car cette question reflète la soif d'apprendre du public, l'envie de comprendre ce qui reste “caché”, l’envie de connaître ceux qui ont vécu directement cette histoire. La réponse floue du réalisateur correspond à cette méconnaissance sur l’organisation des communautés noires et asiatiques de l'époque pour survivre dans le système esclavagiste. On peut me dire que ce n’était pas le propos du film. Mais il y a une différence entre ne pas raconter un fonctionnement communautaire solidaire et faire comme s’il n’existe pas. Pourquoi la représentation de l’espoir bâti sur la communauté aussi avec des Noirs, des Asiatiques n’inspire-t-elle pas davantage ? 

Encore une fois, il y a plusieurs possibilités de réponses. Des films comme “Sucre Amer” et “1802, l’épopée guadeloupéenne” de Christian Lara [épisode], “les Mariés de l'Isle Bourbon” d'Euzhan Palcy, “Tropiques Amers” de Jean-Claude Barny [épisode], “Ici S'achève le monde connu” d'Anne-Sophie Nanki [épisode] ont donné des perspectives différentes. Cependant, leur point commun est de mettre en priorité une question : “comment faire communauté ?”. Leurs personnages principaux n’existent pas uniquement en fonction de leur statut aux yeux de la loi. Ils existent aussi juste en tant qu’êtres humains dans la complexité des choix qu’ils doivent faire pour rester en vie. Comment conserver, préserver son humanité dans ce genre de contexte ? Dans leur récit de l'esclavage, l’histoire individuelle n’est pas un prétexte pour raconter le système ou pour interroger des principes universels. Dans leur récit de l’esclavage, l’histoire individuelle sert à comprendre les dynamiques intra/intercommunautaires. Leurs personnages continuent à vivre leurs expériences d’êtres humains, malgré la cruauté du système

“J'ai adoré le film. J'en ai beaucoup vu sur l'esclavage et à chaque fois j'ai toujours cette colère en moi et je ne sais pas quoi en faire,” a déclaré un jeune homme lors de la discussion post-projection. 

Comment déshumaniser le récit sur l'esclavage ? En esthétisant la souffrance des Noirs au lieu d’esthétiser aussi leurs joies.

Comment maintenir dans l'ombre une partie obscure de l'histoire de France ? En représentant la créativité avec laquelle des millions de femmes, hommes et enfants ont été exploités au lieu de représenter la créativité de ces personnes pour survivre.

C'est normal de ressentir cette colère parce que les films comme “Furcy, né libre” ou “Ni Chaîne, Ni Maître” ne donnent aucune perspective d'apaisement. Après l’affranchissement, certains pouvaient rester dans la servitude sur l’habitation. D’autres pouvaient partir mais que devenaient-ils ? Comment vivaient-ils dans le système ? Comment résistaient-ils dans le système ? Quelles étaient les perspectives d’avenir pour leurs enfants né libres dans le système ? Connaissez-vous des exemples français répondant à ces questions ?

Créer des alternatives

J’ai pris l’habitude de dire qu’il existe deux catégories de personnes dans ce monde : les gens qui ont lu Beverly Jenkins et les gens qui n’ont pas lu Beverly Jenkins. Ses romans redonnent une humanité et une complexité au peuple noir américain [épisode]. C’est la même démarche que je retrouve dans “Battledream Chronicle” d’Alain Bidard [épisode]. C’est une volonté que j’ai ressentie dans les romans “Le Chant des fromagers” de Sébastien Mathouraparsad [épisode] et “Karukera, les légendes de Kaïa” de M.K Jirha [épisode], même si l’exécution m’a laissée perplexe. Comme discuté avec Dr. Dexter Gabriel [épisode], le récit audiovisuel sur, ou en tout cas à l’époque de, l’esclavage ne peut plus se contenter de la simple représentation des sévices. Et avoir des Noirs à la conception/réalisation/écriture n’est pas la garantie que ce récit se fera sans filtre colonial. Peut-être qu’un jour, le cinéma français nous proposera une représentation de la dignité sans passer par la mort ou  la lutte pour prouver son humanité. La vie de Casimir Fidèle mise en lumière par les travaux de Julie Duprat répond à tous les tropes qui font recette. L’industrie sera peut-être réticente à financer ces visions alternatives, mais les questionnements à la fin de la projection m’ont prouvé que le public est prêt à avancer. 


*Comme pour NCNM avec les locaux, je n’ai pas compris la place des Indiens dans le système de l’époque. Des personnes réunionnaises ont dit se sentir représentés, mais à part les paysages et la scène en créole, en quoi le peuple non-Blanc a-t-il été représenté ? 


(TV) FilmL SCommentaire