Carlo Vieux, l’éloquence du silence

J’étais présente à l’Accor Arena de Bercy quand Carimi est remonté sur scène en 2022. Le spectacle a eu une fin malheureuse mais cela reste le plus beau concert que j’ai vu à ce jour (après les 40 ans de Kassav’, bien sûr). A  cause du  choc émotionnel, il m’a fallu plus d’un an avant de réécouter la musique de CaRiMi mais je compensais avec les projets solo de Mickaël Guirand et de Richard Cavé. Je me demandais pourquoi Carlo n’avait rien sorti et nous avons désormais une réponse. 

Le 7 novembre 2025, a été mis en ligne un documentaire inédit intitulé : Le Silence le Plus Fort – L’Histoire de Carlo Vieux. Ecrit par Serge Turnier et réalisé par Kevin D. Noisette KN Visuals Media, il

raconte ce moment suspendu : neuf années loin des projecteurs, neuf années à se reconstruire après la fin d’une aventure fraternelle et artistique. À travers des images d’archives inédites et les témoignages de Richard Cavé, Mickael Guirand, JPerry, Shabba, Carel Pedre,  Tina Ly,  Fito Farinen et bien d’autres, le film explore ce qu’il reste quand la musique s’arrête :  la vérité d’un homme, sa blessure, et sa renaissance.

Je n’ai pas regardé le documentaire tout de suite parce que le contenu en ligne des artistes caribéens correspond rarement à un branding et à un storytelling valorisants (#jaiditcequejaidit). Comme Youtube continuait à me suggérer la vidéo., j’ai fini par cliquer et j’ai été agréablement surprise de trouver un témoignage inspirant et des leçons à retenir.

La technologie peut évoluer, l’industrie peut changer mais les fondamentaux pour atteindre le succès restent les mêmes. Les artistes de Guadeloupe et de Martinique cherchent désespérément comment (sur)vivre dans l’industrie musicale actuelle sans jamais revenir aux fondamentaux pour donner une direction à leur carrière. Kassav’, à travers sa carrière de groupe et de ses membres en solo, Pierre-Edouard Décimus et Jocelyne Béroard, à travers leurs livres “Pou Zòt” [lire ma review] et “Loin de l’Amer” [lire ma review]nous ont transmis leur expérience de l’ascension vers le succès pendant la seconde moitié du XXe siècle. Carlo, et les membres de CaRiMi par extension, nous donne un aperçu de la réalité de la vie d’artiste caribéen qui fait de la musique caribéenne pendant le premier quart du XXIe siècle. Là où Kassav’ nous a transmis en priorité ce qui se passe sous le feu des projecteurs, Carlo nous raconte davantage ce qui se passe quand les lumières s’éteignent. De l’insouciance aux sacrifices en passant par les doutes, comment tracer sa voie sans perdre sa voix ? 

Dans ce récit des hauts et des bas, j’ai retrouvé les principes que Kassav’ a suivis : la création avec intention, l’incarnation d'un art exprimant l'amour de soi pour exprimer l'amour des autres, la conviction d'être caribéen sans avoir à s'excuser ni à se justifier d'exister. Au-delà de la représentation de l’ identité culturelle forte de Haïti, voici les 5 leçons que je retiendrais si j’étais une artiste.

#1 Protéger sa passion

La musique fait partie de l’identité de Carlo, mais son lien ne se résume pas au bénéfice financier. Que ce soit sur scène ou dans un cadre privé, il aime faire de la musique. L’intention du quadragénaire n’est certainement plus celle de l’adolescent de 12-13 ans qui apprenait à jouer du piano ni celle du vingtenaire adulé MAIS faire de la musique reste encore une source de joie. Carlo a construit sa vie de façon à en faire par passion et non juste par obligation ou à cause de la précarité et qu’il n’a pas d’autres moyens de survie. 

#2 Expérimenter sa couleur musicale

Les intervenants dans le documentaire nous décrivent les débuts de CaRiMi au début des années 2000. Le trio était vu comme un “boys band”... Je n’ai pas bien compris à quel type de boys band on faisait référence. Etaient-ce les groupes manufacturés comme N’Sync, Backstreet Boys ou étaient-ce les groupes de musiciens au parcours similaire comme Coldplay ? D’après le documentaire, ils ne sont pas arrivés avec une formule imposée parce que déjà testée et approuvée en maison de disque. Tout comme Kassav’, leur développement artistique s’est fait sur plusieurs années pour trouver la couleur musicale de CaRiMi. Ainsi, ils se sont inspirés des groupes de konpa qui les ont précédés mais ils ont pris le temps de découvrir qui ils étaient.  

#3 Savoir construire son entourage

Passer du temps ensemble ne signifie pas automatiquement qu’on peut travailler ensemble. Matrixés par la mentalité du “wesh wesh frérot” et “wesh la fanmi”, nos artistes peinent à construire l’entourage qui les soutiendra pour atteindre leurs objectifs. Ce documentaire nous rappelle la fragilité de l’équilibre entre la relation amicale et la relation professionnelle. Bien choisir ses collègues est aussi important que bien choisir ses amis. Ce n’est pas parce qu’on est proche qu’on doit excuser le manque de professionnalisme. Ce n’est pas parce qu’on n’est pas proches qu’on ne peut pas avoir une relation professionnelle épanouie. Tant que l’éthique de travail et le partage de valeurs sont respectés, toutes les conditions sont réunies pour que ça se passe bien. 

#4 Prendre soin de sa santé mentale

L’absence de cet équilibre entre vie privée et vie professionnelle a entraîné la rupture. Dans la partie break-up, le mot “dépression” a été prononcé une ou deux fois avec des exemples du comportement de certains membres sans pour autant y attacher une émotion. Leur détresse était réelle sans être audible. Richard Cavé met leurs problèmes de communication sur la mentalité haïtienne qui dit de  continuer à avancer quoi qu’il arrive. Être à l’écoute de ses besoins, se mettre en priorité, chacun a dû apprendre à le faire à sa façon et à son rythme. Construire une vie privée  épanouie nécessite d’investir un temps et une énergie souvent sous-estimés chez nos artistes. Parfois, la musique doit passer au dernier plan.

#5 Avoir ses propres critères de réussite

Je l’ai répété je ne sais combien de fois dans ma série audio “les mythes autour des artistes antillais”. Chacun doit avoir sa propre définition du succès. Il ne s’agit pas de cocher aveuglément les critères de succès dictés par l’industrie (le nombre de streams, d’interviews, de grands concerts) ou fantasmés par le public (le nombre de voitures, de maisons, de bijoux). Il s’agit avant tout de savoir ce qu’on veut, pourquoi on le veut, établir une stratégie et exécuter cette stratégie. C’est la conclusion de Carlo. Peu importe que le public soit au rendez-vous ou pas, il a fait l’album qu’il voulait, quand il le voulait et comme il le voulait. Il a relevé le défi qu’il s’était fixé. L’autovalidation est plus importante que la validation extérieure.  

Au final

Voilà donc ce que je retiens du documentaire. On pourrait parler de la leçon de media training, de la leçon de gestion financière ou encore de la leçon sur la parentalité, sur l’importance de maîtriser plusieurs langues. Je nuancerais davantage ce qui a été dit sur comment se connecter au public aujourd’hui, car construire la fan culture caribéenne sera l’enjeu des années à venir… mais gardons le sujet pour un autre jour.

En tout cas, ce documentaire illustre le fruit de la patience tout en donnant envie d’entreprendre. Au moment de la rédaction de cet article, il affiche plus de 30 mille vues. L’album connaît un  bon démarrage dans les classements. Carlo nous montre que le silence est parfois nécessaire pour mieux se faire entendre.

Qu’as-tu retenu dans ce documentaire ?