“Morne Câpresse”, un huis clos féminin en plein air

Pour ma lecture de juin, j’avais choisi Morne Câpresse de Gisèle Pineau publié en 2008. Je n’écris la review que maintenant parce que j’étais occupée et surtout j’avais besoin de prendre du recul par rapport à ce roman.

Au sommet du Morne Câpresse, dans un véritable jardin d’Eden, vit la mystérieuse Congrégation des Filles de Cham. Dirigée par la sœur Pacôme, la communauté recueille des femmes blessées par la vie : meurtrières, droguées, prostituées… Soumises à une hiérarchie inflexible, des dizaines d’adeptes œuvrent pour panser les plaies de ces filles perdues et faire respecter des rites stricts. C’est en désespoir de cause que Line, à la recherche de Mylène, sa sœur disparue, grimpe sur le Morne et s’adresse aux Filles de Cham : mais ses questions gênantes perturbent le bel ordonnancement. Derrière les apparences idylliques, ces femmes cacheraient-elles quelques lourds secrets ?

Je n’avais pas relu Gisèle Pineau depuis le collège où Un papillon dans la cité était une lecture obligatoire à un moment de la scolarité en Guadeloupe (dans les années 90 en tout cas). Comme je n’avais pas suivi son actu, commencer sa bibliographie par Morne Câpresse a été un choix un peu au hasard. C’est le mot “morne” dans le titre qui m’a attirée. Ce n’est qu’en lisant des reviews a posteriori que je me suis rendue compte qu’à aucun moment je n’avais vu le mot comme l’adjectif signifiant monotone, sans joie. Pour moi, il évoquait la signification de la colline aux Antilles, comme le suggère cette couverture que je trouve parfaite. La lokalisation est donc présente dès le titre et se retrouve dans chaque page du début à la fin.

Des descriptions vivantes

Les descriptions poétiques m’ennuient, et c’est d’ailleurs pour ça que je préfère l’écriture scénario. Pourtant, Gisèle Pineau réussit à capturer l’ambiance sans un discours mécanique en utilisant un vocabulaire simple mais précis. Chaque décor prend forme sans tomber dans le simple listing “il y a ceci, il y a cela”. C’est comme si le tableau se peint devant les yeux du lecteur. Littéralement.

Pareil pour les monologues intérieurs des personnages. Afin de guider le lecteur dans l’intrigue se déroulant avec la révélation de nouveaux éléments auxquels les personnages réagissent, il y a des changements de points de vue. Je ne suis pas fan des changements de points de vue (et surtout quand c’est dans le même chapitre) parce que JE trouve que cela crée une fausse dynamique pour couvrir la platitude de l’intrigue ou la platitude du personnage lead dont la réaction n’est pas présentée. Ici, le changement de point de vue est nécessaire pour expliquer la psychologique des personnages et peindre cette fresque où chacun, plutôt chacune, à sa place. Tout en faisant un rappel de ce que le personnage connaît quand on reprend son point de vue, Gisèle Pineau évite les répétitions en élargissant progressivement notre vision du tableau final.

Des personnages féminins complexes

Tout est dit. Chaque personnage a droit à un portrait précis qui mêle son passé et son présent. Je vous spoilerais en prenant des exemples précis… Mais cette galerie de portraits féminins offre plusieurs visages à “la femme guadeloupéenne”. Physiquement, psychologiquement. Ce sont des femmes fortes, oui, parce qu’elles ont connu l’enfer et ont survécu. Mais ce sont des femmes fragiles. Et les monologues intérieurs permettent justement d’explorer cette vulnérabilité dont elles sont conscientes, dont elles ont peur mais qu’elles acceptent. Pas d’armure de la femme potomitan. Pas d’excuse pour refuser à ces femmes leur individualité. Elles ne se définissent pas uniquement en tant que mère, soeur, épouse etc. Elles se définissent par elles-mêmes et pour elles-mêmes. Dans toute la beauté et la cruauté que l’être humain peut exprimer. Je dis oui, oui et oui.

Une Guadeloupe au bord de l’implosion

J’en suis encore au début dans mes lectures caribéennes, mais la fiction audiovisuelle actuelle propose majoritairement voire uniquement un regard masculin sur la société guadeloupéenne. Il y a ce paradoxe de louer “la femme potomitan” tout en la rendant responsable du fait que les hommes ne trouvent plus leur place dans la cellule familiale.

Les femmes ne sont jamais intégrées dans les discours sur les conflits sociaux, la violence chez les jeunes. Quand elles sont présentées en victimes, le discours reste dans le factuel. Que ressentent-elles ? Comment font-elles pour surmonter le traumatisme ? Que prévoit la société pour les protéger des hommes ? C’est d’ailleurs cette situation d’absence de discours féminin que Dyablès de TiMalo met en scène. Dans Morne Câpresse, Les Filles de Cham, elles, cherchent leurs propres solutions. La Guadeloupe décrite à travers leur regard, leur passé montre qu’aucune classe sociale n’est épargnée par le danger de la déchéance et que l’Histoire de la Guadeloupe, des Antilles est un enjeu politique, économique et social de haute importance.

Conclusion

Quand j’ai fini le roman, j’étais persuadée de ne pas l’avoir aimé. En fait, cette impression venait de mon malaise. L’écriture est fluide, mais il faut s’accrocher pour encaisser le passé des personnages, les rappels historiques et surtout l’analyse de la société guadeloupéenne contemporaine. Le sentiment d’oppression a ensuite fait place à l’admiration. Mon attachement aux personnages m’a fait passer outre ce qui m’ est rédhibitoire d’habitude (changement de points de vue, les flashbacks, beaucoup de descriptions, peu de dialogues).

Pour moi, Morne Câpresse fait partie de ces romans qui ne laissent pas indifférents. Soit on aime, soit on n’aime pas. La neutralité est impossible. Et les raisons pour lesquelles on n’aimerait pas ce roman sont probablement les raisons pour lesquelles on peut l’apprécier.

ndlr : cet article a été publié pour la première fois sur myinsaeng.com le 23/08/2017.