Carnavals caribéens, quels récits raconter ?

L’année 2021 marque-t-elle un tournant dans notre façon de vivre le Carnaval ? Certainement. Entre défilés maintenus malgré l’interdiction préfectorale ou émissions pour raconter l’histoire du Carnaval, nous nous retrouvons à la croisée de ce que symbolise cet élément culturel ancré dans la Caraïbe. Affirmer sa liberté face à un système d’oppression et célébrer son identité. Ce sont d’ailleurs les deux axes du film documentaire Dèyè Mas-La (2018) réalisé par Dimitry Zandronis avec l’association Tout Est Possible.

Je compte en faire un épisode de podcast à part entière donc je ne commenterai pas le contenu ici. Par contre, je voudrais partager quelques réflexions sur le storytelling audiovisuel autour des Carnavals caribéens.

Un Carnaval en cours d’appropriation…

Je l’avais déjà évoqué dans mon épisode 9 avec “After Mas”. Aujourd’hui plus que jamais, il est important de connaître l’histoire du carnaval caribéen pour que ses origines ne se diluent pas, ne s’effacent pas. En effet, les carnavals caribéens attirent l’attention de la pop culture internationale depuis longtemps . Des stars caribéennes en font découvrir l’imagerie comme Rihanna dont les photos en costume ont fait sensation chaque année ou Nicki Minaj dans son clip-vidéo de “Pound The Alarm” en 2012. Les Noirs états-uniens l’utilisent pour se promouvoir comme Ashanti et sa collaboration avec Machel Montano en 2019, l’émission de télé-réalité “Love and Hip-Hop : Atlanta” tourné un épisode à Trinidad pendant le Jam Nation 2019… La photo de la chanteuse Adèle publiée en costume en août 2020 après l’annulation du Carnaval de Notting Hill est un exemple récent de l’impact du carnaval caribéen en dehors des communautés noires. Quand les communautés non-noires montrent leur intérêt pour un élément culturel, il faut s’interroger sur la perception qu’elles en ont…

Des personnes dénudées, des contacts physiques sensuels voire sexuels, l’alcool qui coule à flot… La pop culture internationale ne retient de notre Carnaval que l’appel à la débauche. Elle ne promeut que l’image d’un divertissement sans âme alors que le Carnaval caribéen est avant tout un espace de libération, de revendication, de célébration des luttes et de connexion à sa nature humaine. Comment transmettre cette histoire ?

Un Carnaval qui raconte

Du 7 au 14 février, le festival du film de Trinidad and Tobago (TTFF) a proposé une session #watchamovieonus dédiée à des films sur le Carnaval de Trinidad and Tobago. Chaque jour, un film était en accès gratuit pendant 24 heures. Du documentaire au docufiction en passant par la fiction courte ou longue, ces films ont mis en lumière l’histoire du carnaval de Trinidad and Tobago.

Raconter le Carnaval caribéen, c’est rappeler ses origines : un espace de liberté mais aussi de danger pour les Noirs réduits en esclavage dont les mémoires sont désormais célébrés. Raconter le Carnaval caribéen, c’est décrire les rencontres entre différentes communautés. Raconter le Carnaval caribéen, c’est expliquer la spiritualité individuelle et la spiritualité collective que cet espace nécessite. Raconter le Carnaval caribéen, c’est mettre en lumière sa créativité artistique, notamment sur le plan musical. Raconter le Carnaval caribéen, c’est créer une capsule temporelle car il est un mouvement qui se transforme constamment en protégeant ses racines solides. Raconter le Carnaval caribéen, c’est faire entendre les voix des personnes qui le vivent. Et il est important de faire entendre toutes les voix, pas juste la voix d’une communauté noire patriarcale hétérosexuelle. Je pense que les rares voix féminines entendues d’un documentaire à l’autre reflètent les dynamiques sociales. La société fonctionne grâce au labeur des femmes mais elles restent dans l’ombre. Les normes de genre sont passés sous silence. Malgré la spécificité du Carnaval de Trinidad and Tobago, je pense que cette perspective du récit correspond à celle des autres cultures caribéennes… ou en tout cas celle que je vois en Guadeloupe.

Un Carnaval, des Mas

Dèyè Mas-La concentre ces aspects en une heure à trois différences près : c’est une capsule temporéelle récente, il y a plus de femmes dans les experts interviewés et il y a une évocation directe de la dimension politique du Carnaval. Ce documentaire souligne les différentes interprétations derrière le mot “mas” en Guadeloupe. Cette diversité permet de faire des parallèles avec ce que j’ai pu découvrir dans cette semaine de Carnaval trinidadien. La tradition du Mas à Vieux-Fort me rappelle celle des Blue devils de Paranim. L’utilisation des fûts en plastique, des tambours à peau ou des caisses claires, c’est l’expression de la créativité comme pour le steelpan. Le Mas (peu importe sa définition), ce sont des rituels, ce sont des moments de partage qui soudent nos communautés. C’est la visualisation de la complexité de notre identité, d’où l’intérêt de valoriser aussi l’approche politique du Mas’* qui reste encore la moins médiatisée.

Dans son plus récent clip-vidéo “BB Compte” (2021), la rappeuse martiniquaise Meryl décrit le quotidien oppressant des Antillais et collabore avec Akiyo considéré comme le premier groupe a po avec un discours politique. La seconde partie de ce clip-vidéo résume cette philosophie particulière du Mas comme espace de revendications, d’expression identitaire et de réunion des générations. Pourtant, la plupart des sites musicaux se sont contentés de présenter Akiyo comme “un célèbre groupe de gwoka” qui apporte l’ambiance carnavalesque pour faire danser… Ils parlent à peine du thème des paroles comme si elle rappait pour tout le monde. Non, ce qu’elle a fait c’est rapper sur les problèmes de son peuple dans l’espace sécurisé que crée le Carnaval, mais toute personne ayant des problèmes d’argent peut s’identifier à son propos.

Cela fait une quinzaine d’années que je vis en France hexagonale et cet aspect reste absent des conversations que j’ai pu lire ou entendre sur le Carnaval caribéen. Le dernier exemple en date est la couverture médiatique des défilés carnavalesques en Guadeloupe/Martinique malgré les interdictions. Les médias français se sont empressés de titrer sur l’inconscience et l’indiscipline de cette population noire qui mettrait en danger sa santé juste pour s’amuser. Cela nous ramène à la fausse image construite par les Occidentaux qui présentent une fois encore notre histoire, notre quotidien comme source de divertissement voire de moqueries… Changement de perspective. Prendre le risque de faire le Carnaval, c’est rester dans la tradition même du Carnaval comme espace de revendication. Nos arts sont donc d’autant plus importants dans la conservation de ces événements dont les générations futures auront besoin pour continuer à faire vivre et à faire respecter “lespwi Mas” (l’esprit Mas).

Défis

Dans la discussion du 10 février sur “comment documenter le Carnaval” organisée par le TTFF, chaque participant a souligné les difficultés dans la transmission du récit construit autour du Carnaval. La Caraïbe francophone a aussi cette problématique. Rendre cette histoire du Carnaval accessible à la population locale et étrangère nécessite des structures de stockage d’archives de toute nature. Certes, la médiathèque LAMECA fait déjà un travail formidable mais existe-t-il un musée/centre d’archives du Carnaval ? Certains groupes utilisent les réseaux sociaux pour communiquer sur leurs activités, mais rares sont ceux qui, comme Voukoum, ont créé un site pour expliquer leur philosophie du Mas. Et pourquoi se limiter à une narration locale du Carnaval ? Pourquoi ne pas avoir un espace numérique dédié à tous les Carnavals de la Caraïbe et de la diaspora ?

En tout cas, chaque article, chaque photo, chaque vidéo, chaque costume, chaque chanson, chaque fiction compte. Nul ne peut prédire ce que sera le Carnaval dans quelques années, mais je doute que son essence changera. Alors qu’un biopic sur Claudia Jones, la fondatrice du Carnaval de Notting Hill, est en préparation, l’anthologie promise par Eric Nabajoth sur l’histoire du Carnaval de Guadeloupe donnera de la matière à produire des fictions comme Démaré Mas (VOSTA) de Wally Fall. J’ai hâte de découvrir ce que nos cinéastes et carnavaliers nous proposeront dans les années à venir.


* L’orthographe standard en créole est Mas sans l’apostrophe. Mais certaines publications utilisent l’orthographe avec l’apostrophe Mas’ donc je l’ai utilisé juste une fois pour l’algorithme, mais je crois au fait d’écrire le créole avec l’orthographe standard.