#cinémaantillais : voyage dans mes souvenirs avec Nèg Maron de Jean-Claude Barny

Ndlr : cet article a été publié pour la première fois le 6 mai 2016 sur myinsaeng.com.

Pour ce second voyage dans mes souvenirs, j’ai choisi Nèg Maron de Jean-Claude Barny. Je l’intègre dans la thématique de la représentation de l’esclavage parce qu’il traite des inégalités au sein de la société antillaise du XXIe siècle en les reliant à la société structurée autour de l’esclavage légalisé entre le XVIIe et le XIXe siècle.

Je voulais en faire une review, mais en toute franchise, le film m’a laissé plus d’interrogations qu’un enthousiasme débordant, donc je préfère m’abstenir . Néanmoins, du fait même de sa simple existence, je considère Nèg Maron comme un film important en tant que pierre à l’édifice du cinéma antillais.

A l’adolescence, je rêvais d’amour en re-re-regardant “Love Jones”, “Love & Basketball”, “Brown Sugar”, “Drumline”. Et puis un jour, un camarade de lycée nous apprend qu’Admiral T et Daly sont en train de tourner un film et on recherche une fille pour jouer la soeur d’Admiral T. Je me rappelle que la discussion était plus de l’ordre “un film en Guadeloupe ? Pourquoi ? Avec Admiral T ? Pourquoi ? Qu’est-ce que le film va raconter ? Qu’est-ce que le film PEUT bien raconter ?” et puis nous sommes vite passés à autre chose. Avance rapide. Le film est prêt à sortir dans les salles. Tout le monde est curieux, impatient parce que le film est vendu comme “la dure réalité de la jeunesse guadeloupéenne qui se révolte contre le système”.

[Il n’y a plus de bande-annonce en ligne]

Avec le recul, je pense qu’il y a eu un bug au niveau du marketing, à commencer par le titre qui n’a pas été vraiment expliqué et qui brouille le message du film c’est-à-dire “une partie de la jeunesse guadeloupéenne qui tente de survivre comme elle peut dans un système oppressif hérité de l’esclavage”. Enfin, je crois que c’est ce que le film voulait dire. Cette critique publiée sur grioo.com reflète le paradoxe que j’ai ressenti et que je ressens toujours. Fangirlitude à part parce que Daly-et-Admiral-T-ensemble-fangirl-scream, je n’ai pas vraiment compris le parallèle entre des esclaves qui fuient et se libèrent de leurs chaines vs. deux jeunes qui volent (même pas en Robin des Bois ou pour en faire profiter leur famille) dans le contexte contemporain… On peut prendre le contre-pied en disant que Josua et Silex, en se mettant à voler pour le compte d’un Blanc créole (parce que le film ne clarifie pas leur passé de voleurs indépendants amateurs qui laissent leurs empreintes partout), se conforment justement au comportement que le système attend d’eux, donc ils gardent leurs chaînes…

Bon, j’ai dit que je ne parlerai pas des interprétations qu’on peut en faire. Sept ans ont été nécessaires pour concrétiser Nèg Maron. Je pense que le director’s cut original de 140 minutes permettrait de mieux comprendre les personnages. Revenons à mes souvenirs.

Nèg Maron touche à la complexité de la jeunesse antillaise. Ce serait malvenu de ma part de parler à la place de ceux qui ont vécu un struggle similaire à ceux des personnages parce que c’est un struggle que je ne connais pas. Et c’était ça le reproche essentiel fait au film dans mon entourage. Il y a déjà si peu d’occasions de nous (les jeunes dans leur globalité) voir sur grand écran, pourquoi faire le coup de projecteur avec l’unique image négative et déprimante que les médias véhiculent déjà ? C’est aussi un struggle pour celui/celle qui fait des études alors qu’on lui répète qu’il/elle n’arrivera à rien, que ses diplômes sont dévalorisés parce qu’il/elle vient des Antilles. Je ne dis pas qu’un struggle est plus difficile que l’autre ni que ceux qui tentent de suivre les lois du système méritent une médaille. Je dis juste que la déception venait du fait qu’on nous dise “voilà à quoi ressemble LA jeunesse guadeloupéenne d’aujourd’hui” comme une entité, comme si ceux qui ne tombent pas dans l’illégalité ne subissent pas les inégalités que le système économique, politique et social crée et maintient. D’un autre côté, toujours avec le recul, je comprends la nécessité de la représentation proposée par ce film. Aujourd’hui, plus que jamais, cette idée que les Antillais se la coulent douce au soleil persiste dans l’imaginaire collectif et retire toute crédibilité voire légitimité quand une voix s’élève pour parler des problèmes. Au-delà de la question du réalisme de l’intrigue, le sujet avait toute raison d’exister à l’époque et c’est le cas encore aujourd’hui. Le problème vient du fait qu’il ne s’agit que de la seule représentation marquante, même dix ans après. Le cinéma antillais en est encore au stade du dilemme : montrer ceux qui réussissent, ont réussi au risque d’invisibiliser les problèmes des autres (ex: la famille du Cosby Show) ou montrer ceux qui rejettent le système qui les rejette au risque d’invisibiliser la diversité des moyens que certains mettent en place pour s’en sortir (ex : les films de banlieue à partir des années 80) ? Le dilemme existe parce que le spectateur n’a pas le luxe d’avoir une palette de films à disposition pour sélectionner les alternatives correspondant à ses goûts. Nèg’ Maron s’intéresse à des thèmes comme la famille, le rapport femme-homme, Noirs-Blancs, jeunes élevés aux Antilles vs. jeunes élevés dans l’hexagone. Il y aurait à dire sur la représentation des femmes, de la masculinité notamment l’image du père et de l’amitié…

A l’époque, on a souvent évoqué la scène où Josua et Silex saccagent le bureau du Blanc créole qu’ils sont venus cambrioler quand ils voient des dessins d’un bateau négrier. Ce n’est pas tant leur réaction qui m’a laissée perplexe mais le cheminement pour y arriver et je ne suis pas sûre que le montage tel quel éclaire le spectateur qui n’a pas un minimum de connaissance historiques et culturelles sur les Antilles. Cependant, ce que j’ai trouvé le plus intéressant dans ce film est la mise en scène de la famille, notamment la difficulté de communication entre Josua et ses parents. La séquence juste après le vol illustre ce thème. Elle se déroule en trois temps :

1: Josua “renie” publiquement son père qui se saoûle à la supérette du quartier. Son oncle lui explique alors que son père est devenu alcoolique parce qu’il a été viré pour ses actions de syndicaliste.
2: Silex dépose Josua chez lui et lui dit de tenir bon, qu’il sait que Josua joue au fier mais souffre de voir son père comme ça.
3: la mère de Josua le réveille en sursaut le lendemain matin. Au cours d’une énième dispute, elle exige qu’il dîne en famille ce soir et il dit qu’il dînera avec elles quand son père dînera aussi là. Il ne comprend pas pourquoi sa mère ne soutient pas plus son père et elle lui réplique qu’elle a sacrifié sa vie pour lui mais qu’elle a des enfants à élever donc pas le temps de s’apitoyer. Sa mère partie, Josua regarde la TV et tombe sur le reportage d’une grève à laquelle son oncle prend part. Il pense que son oncle finira comme son père.

Cette séquence ancre l’origine des problèmes des personnages dans l’histoire économique et politique des Antilles d’aujourd’hui mais aussi du passé. La représentation d’un Josua exprimant sa rage voire son désespoir de vivre dans un système inégalitaire où il n’est pas celui avec le privilège rappelle le rôle que l’esclavage joue encore dans l’organisation de la société antillaise française contemporaine.

Pour en savoir plus sur la société antillaise post-abolition de 1848 :
– un article concis mais clair sur les inégalités en Guadeloupe : Refonder le politique en Guadeloupe : une société particulière construite sur des bases inégales
– réflexion sur ce que c’est être citoyen pour les ex-esclaves alors qu’ils ne bénéficient pas d’une égalité réelle : Silyane Larcher, L’autre citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Armand Colin, 2014, 384 p.
– Michel Giraud, Isabelle Dubost, André Calmont, Justin Daniel, Didier Destouches et Monique Milia-Marie-Luce, « La Guadeloupe et la Martinique dans l’histoire française des migrations en régions de 1848 à nos jours », Hommes et migrations [En ligne], 1278 | 2009, mis en ligne le 29 mai 2013, consulté le 01 mai 2016. URL : http://hommesmigrations.revues.org/252

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