Stefon Bristol : "Nous sommes Noirs et nous ne devons pas avoir à nous en excuser."

Voici la deuxième partie de mon interview avec Stefon Bristol, le réalisateur de “See You Yesterday”. Pour (re)lire la première partie de l’interview, cliquez ici. Dans cette seconde partie, il nous en dit plus sur le message qu’il veut faire passer avec son film et son envie de raconter des histoires authentiques caribéennes. Bonne lecture !


Claudette, le personnage principal, est une adolescente. Dans la culture caribéenne francophone, il y a ce mythe de la fanm potomitan qui est plus fort que le stéréotype de la femme noire toujours forte/toujours en colère. Pour moi, la mission de CJ est de trouve le moyen de sauver à la fois Sebastian et Calvin. Sa course contre le Temps ou le Destin a l'air sans espoir et elle risque de se perdre en route (telle une vraie fanm potomitan). Diriez-vous que Claudette est une interprétation moderne du mythe de la fanm potomitan ? Comment décririez-vous la jeune Caribéenne qu'elle est ?

En toute franchise, c'est la première fois que j'entends parler du mythe de la fanm potomitan. Mais j'ai vraiment de la chance de connaître son existence désormais. Je dirais que Claudette, dans sa nature et dans sa personnalité, a pour but d'être une inspiration pour un jeune public en montrant un individu combattant les forces obscures de la vie, en particulier par rapport à la brutalité policière. Je veux dire à ce jeune public que nous devons être obstinés et que nous n'avons pas à nous excuser de faire ce qui est nécessaire de faire. Et nous sommes Noirs et nous ne devons pas avoir à nous en excuser !

Il y a ce mythe qui circule dans la culture des forces de l'ordre disant que les Noirs sont plus enclins à la violence ! Je hais ce mythe. Et le personnage de CJ – ainsi que celui de Sebastian – montre que ces gamins sont non seulement des gamins du quartier, mais ils sont aussi des gamins brillants et qu'ils n'ont jamais été influencés par une quelconque violence.

Je ne vois absolument pas sa mission comme une mission sans espoir. Je vois Claudette comme quelqu'un avec de la détermination et qui croit du plus profond de son cœur qu'elle triomphera. Elle croit qu'elle gagnera ! Son personnage est là pour motiver mon public. Dites à mon public qu'il y a de l'espoir. Claudette a la foi. Nous devons aussi avoir la foi, pour triompher.

Photo de Linda Kallerüs De gauche à droite : Eden Duncan-Smith, Danté Crichlow

Photo de Linda Kallerüs De gauche à droite : Eden Duncan-Smith, Danté Crichlow

Les spectateurs voient comment différentes cultures caribéennes se connectent dans l'expérience de ce qu'est être Noir en Amérique du Nord. Avez-vous connu un moment où vous vous êtes demandé si un élément était trop caribéen c'est-à-dire trop illisible culturellement parlant ?

Quand les Blancs font des films sur leur culture ou héritage du sud des Etats-Unis, ou sur la culture italienne ou sur la culture grecque, ou peu importe du pays occidental d'où ils sont originaires, ils ne s'inquiètent pas de savoir ce qui est culturellement illisible. Donc vous pouvez être sacrément sûrs que je ne me préoccupe pas de savoir ce qui est illisible par rapport à mon héritage ou ma culture de la Caraïbe.

Je suis intimement convaincu que plus on est personnel et spécifique avec les personnages d'un film, plus ils deviennent universels. Et si certaines personnes regardent le film et ne comprennent pas ce qui se passe, je les défie de faire l'effort de découvrir et d’apprendre par leurs propres moyens. Toute ma vie de jeune homme noir, je la passe à être souvent poussé à apprendre ce qu'est la culture blanche/eurocentrée. Aujourd'hui, c'est à mon tour de faire quelque chose contre cette situation.

Et aussi, il y a ce mythe disant que les Noirs aux Etats-Unis sont un groupe monolithique. Nous sommes très loin d'être monolithiques ! Les Noirs sont un groupe tout aussi diversifié ou probablement encore plus diversifié que n'importe quel autre groupe racial en ce monde. Et la culture caribéenne souligne cette diversité. Honnêtement, je voulais mettre plus de thèmes caribéens dans les sujets traités dans le film, mais je devais me rappeler qu'il était nécessaire de rester concentré sur l'histoire. J'essaierai d'en faire plus dans mon prochain film.

“See You Yesterday” était un court-métrage à la base. Quelques années plus tard, il a été transformé en long-métrage. Quelle comparaison pouvez-vous faire entre la vibe caribéenne du court-métrage et de celle du long-métrage ?

Le court-métrage n'avait pas autant d’éléments de la culture caribéenne. Il ne durait que 15 minutes, donc nous ne pouvions nous concentrer que sur l'intrigue. Quand Fredrica Bailey – ma co-scénariste – et moi avons décidé de travailler sur le long-métrage, nous avons eu l'opportunité de montrer cette culture, de vivre avec et de la développer. Et il n'y avait pas de meilleur endroit que le quartier de East Flatbush à Brooklyn !

J'allais à East Flatbush quand j'étais gamin. J'allais au Bobby's Department Store pour acheter des contrefaçons d' habits de marque et ensuite j'allais manger des chicken patties (ndlt : des chaussons au poulet) et des tennis rolls (ndlt : sorte de brioche fourrée) au restaurant/boulangerie Sybil's. Pendant que je faisais mes recherches pour mon film, j'ai passé du temps à Crown Heights et à East Flatbush pendant la semaine du Carnaval et le jour de la Parade du West Indian American Day qui a lieu pendant le week-end de la Fête du Travail pour m'aider à mieux comprendre la culture caribéenne. Tout cela m'a aidé à écrire le scénario du long-métrage.

Ce que j'ai le plus apprécié dans le film est la définition d'une identité noire nord-américaine au 21ème siècle. Tout Noir vivant dans un pays où il ou elle est victime de discrimination peut s'identifier à l'histoire d'une façon ou d'une autre. Si on laisse de côté la fin qui a déclenché la colère de beaucoup de gens, que vouliez-vous que le public retienne du film au moment du générique de fin ?

Le jour de la mise en ligne, je me suis levé à 6 heures du matin pour voir les réactions sur Twitter et Facebook. Et là ! La dernière fois que j'ai vu des gens aussi énervés à cause de la fin d'un film, c'était pour Titanic (rires).

Au début, le nombre important de ces réactions négatives m'a beaucoup déprimé. Mes nombreuses discussions avec Fredrica Bailey m'ont rassuré et nos échanges m'ont rappelé que c'était ça les réactions que je voulais. Je veux que les gens parlent du film, qu'ils en discutent avec leur famille, leurs amis et leurs collègues. Je voulais que les gens réagissent ouvertement et réfléchissent au film.

J'ai bossé sur ce film pendant cinq putain d'années ! J'ai réfléchi à chaque angle de l'histoire et à toutes les façons dont le film pouvait se terminer. Donc c'était insultant pour moi de lire des réactions disant que j'avais été paresseux. Ce genre de réactions me montre que ces gens ne savent absolument pas comment écrire ou tourner un film ! J'ai dû me battre pour cette fin. J'ai eu des discussions à propos de la fin avec Spike Lee (mon producteur). J'ai eu des discussions à propos de la fin avec des cadres de Netflix et quand nous sommes passés dans la salle de montage après le tournage, il y a eu encore plus de discussions avec la monteuse. J'ai dû me battre pendant cinq ans pour cette fin !

Les Noirs qui se font tuer à tort et qui se font maltraiter par les forces de l'ordre – pas seulement en Amérique mais dans le monde entier – c'est un sujet très compliqué pour un film. Il n'y a pas de solution unique contre la brutalité policière. Le réalisateur français Ladj Ly avec son film Les Misérables qui a été nommé aux Oscars lui non plus n'a pas de réponse. Son film montre brillamment la situation critique de la jeunesse française noire face à des policiers tordus. Mais, la conclusion ne proposait pas de solution (ce qui n'est pas un problème en soi). Le film a fourni une voix. Et c'est ce qui compte. Donc pourquoi donnerais-je une fin qui vous donne la réponse pour un film comme ça ? Pourquoi aurais-je dû vous la servir sur un plateau d'argent ?

Si j'avais montré CJ qui vient à la rescousse, qui sauve la vie de Calvin, et une fin à la con du style “tout-est-bien-qui-finit-bien”, alors ça aurait offensant de vous proposer une réponse aussi simplifiée face à un problème sensible qui est toujours d'actualité dans mon pays. Et si j'avais montré CJ sacrifiant sa vie ou un autre jeune homme noir ou une autre jeune femme noire tué pour sauver la vie de Calvin, alors j'aurais transmis comme message à mon public noir qu'il n'y a aucun espoir.

C'était donc un choix stratégique de ma part de terminer sur l'image de CJ courant vers la caméra, symbolisant le fait qu'elle court vers le spectateur pour trouver de l'aider. [Comme pour dire] Lève-toi de ton canapé et fais quelque chose parce que ça ne s'arrêtera jamais.

“See You Yesterday” est avant tout un film de science-fiction. Êtes-vous d'accord avec l'affirmation que le point central du film qui concerne une problématique spécifique aux Noirs en fait une expression d'Afrofuturisme ?

Non ! L'afrofuturisme n'a besoin en aucune façon d'utiliser les problématiques spécifiques aux Noirs pour faire avancer une intrigue. Pour moi, l'Afrofuturisme est un genre où on voit les Noirs aller de l'avant et s'épanouir dans un futur qui nous est apparemment refusé. Ou alors c'est un genre qui permet de créer un espace pour être Noir et libre. Personnellement, je continuerai à parler de nos problèmes et de nos souffrances (peu importe que certains Noirs en aient marre d'en entendre parler).

Parlons un peu plus de l'industrie du cinéma caribéen. Quelques îles caribéennes comme la Jamaïque, Trinidad and Tobago, la Guadeloupe essayent de mettre en place des infrastructures pour créer un Cariwood (Hollywood caribéen). Est-ce que vous voyez comme faisant partie de cette construction en cours ? Comment envisagez-vous le cinéma caribéen... disons d'ici 30 ans ?

Haha ! J'aime ce terme, Cariwood ! Pour être franc, j'essaye encore de trouver des histoires que j'ai envie de raconter et qui se déroulent dans la Caraïbe, en particulier en Guyana. C'est difficile parce que je dois passer beaucoup plus de temps en Guyana et je dois me défaire de mon point de vue américain pour raconter une histoire guyanienne authentique. Et cela va prendre du temps. Mais, faites-moi confiance, j'y travaille et j'ai les gens autour de moi pour s'assurer que je rende des comptes. Je ne vais pas me précipiter parce que raconter des histoires authentiques demande du temps.

Mais, en attendant, entre temps, je veux faire une dédicace au festival du film Timehri (Timehri Film Festival), qui est le premier festival du film créé au Guyana. Dédicace au festival du film Third Horizon (Third Horizon Film Festival) à Miami, et qui met strictement en valeur des films caribéens magnifiques. Dédicace au festival du film Nouveaux Regards de Guadeloupe. C'est un festival vraiment amusant et passionnant créée par deux femmes merveilleuses. Et pour la dernière dédicace, mais pas des moindres, une grosse dédicace au quartier de Little Caribbean de Brooklyn ! Ils mettent en place des événements ou des manifestations géniaux dans Flatbush. Allez voir ce qu'ils proposent.

Question bonus : qu'est-ce qui vous vient à l'esprit quand vous entendez le mot Karukerament ? 

Pour une raison ou pour une autre, je pense “choucroute”. S'il vous plaît, ne me demandez pas pourquoi (rires).


Nous remercions Stefon Bristol pour sa disponibilité. Le film “See You Yesterday” est disponible sur Netflix. Le 8 février 2020, Stefon Bristol et Fredrica Bailey ont gagné le prix du Meilleur premier scénario aux Film Independent Spirirt Awards de 2020. “See You Yesterday” est à l’honneur dans l’épisode 8 du podcast Karukerament.