Discussion avec Donna Hemans, l'autrice de "Tea By The Sea"

C’est un honneur d’accueillir Donna Hemans pour la première interview littéraire de Karukerament. Elle vient de sortir son nouveau roman Tea by the Sea [ndlt : “Un thé au bord de la mer”] et a effectué une tournée promotionnelle des blogs tout au long du mois de juin. Aujourd’hui, elle est avec Karukerament. Nous avons discuté de son processus d’écriture, de ce qu’est la diaspora ainsi que de la parentalité et de sa vision de la littérature caribéenne.


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Commençons par votre processus d’écriture. Parmi les lieux décrits dans l’histoire, quel est votre lieu favori ?

[La ville d’] Anchovy. Mon père a grandi à Anchovy et la maison que Lenworth choisit comme refuge est en réalité la maison de mes grands-parents. J’ai beaucoup de souvenirs de nos visites du dimanche après-midi : mon grand-père assis sur la véranda et regardant mes parents, mes soeurs et moi montant la colline. Quand j’ai pensé à utiliser la maison comme décor dans cette histoire, j’avais en tête la façon dont la maison et le jardin ressemblaient lors d’une de mes visites. La maison était vide à l’époque. Le dernier locataire était parti, les herbes folles envahissaient le jardin et il y avait un drap sorti je ne sais où sur la véranda. On aurait dit que quelqu’un squattait ou avait utilisé la maison vide pour un rendez-vous amoureux tard dans la nuit.

Comme de nombreuses familles caribéennes, ma famille était une famille qui a migré. Et, une des choses qui caractérisent la migration est la rupture des liens avec la maison familiale, la terre familiale, les traditions familiales. Dans ma famille, il y a eu beaucoup de discussions sur le fait de vendre le terrain familial, sur qui va s’en occuper puisque nombre d’entre nous a émigré et les frères et sœurs de mon père qui en sont propriétaires sont âgés.

En plus de ces discussions d’ordre pratique, je pense aussi à ce que posséder un terrain et construire une maison pouvant être léguée à ses descendants signifiait pour mes grands-parents qui sont nés environ 70 ans après l’abolition de l’esclavage en Jamaïque. Au final, je me suis rendue compte qu’utiliser la maison comme un décor et la décrire pleinement était une tentative pour moi de préserver à l’écrit ce lieu qui je crois n’appartiendra plus à ma famille prochainement.

Les descriptions physiques étaient concises, mais la façon dont vous décrivez les peaux noires m’a vraiment marquée parce que vous soulignez le fait qu’elles sont lumineuses. Comment avez-vous choisi l’apparence physique de vos personnages et quelle est votre approche sur l’écriture de leur description ?

Quand j’écris, je visualise la personne dans mon esprit. Je sais à quoi la personne ressemble, mais je me préoccupe davantage des actions du personnage. Trop souvent, que ce soit en littérature ou même dans les films, la personne à la peau foncée est associée aux traits les moins désirables ou est désignée comme le personnage méchant de l’histoire. C’est une idée que je refuse absolument de perpétuer.

En général, je décris le physique d’un personnage uniquement quand c’est pertinent pour l’intrigue. Dans le cas d’Opal, la ressemblance avec sa mère - et en particulier la couleur inhabituelle de leurs yeux - était importante pour comprendre le comportement de Lenworth par rapport à sa fille. Quand il regarde sa fille, il voit toujours Plum - la femme qu’il a abandonnée - et il est toujours confronté au poids de sa décision d’être parti avec le bébé. Tout au long de sa vie, Opal apparaît comme la personne bizarre de la famille ; elle ne ressemble ni à son père, ni à sa belle-mère, ni à ses demi-frères. La différence physique aide à affirmer le fait qu’Opal se sent isolée dans la cellule familiale.

Il y a quelques références à des faits historiques comme la construction du canal de Panama, le système esclavagiste. Avez-vous fait des recherches particulières pour intégrer ces éléments à l’histoire ?   

Oui, j’ai fait quelques recherches pour intégrer ces éléments historiques dans l’intrigue. Mais les références à des faits réels sont basées sur des choses que je connaissais depuis longtemps. D’une certaine façon, évoquer ces événements est une remarque au fait que le passé est toujours avec nous aussi bien dans les situations minimes que dans les situations de grande ampleur.

En tant que personne originaire de la Guadeloupe vivant en France hexagonale, j’étais particulièrement intéressée par votre représentation de la diaspora. L’intrigue se déroule entre Brooklyn et la Jamaïque. Pour vous, lequel de ces deux endroits vos deux personnages féminins Plum et Opal définiraient-elles comme leur “foyer” ?

Pour Plum, son foyer, c’est Brooklyn. C’est le lieu de ses premiers souvenirs. La Jamaïque que ses parents lui ont présentée, c’est l’île pour vivre une punition, c’est le lieu où on envoie les enfants rétifs que personne n’arrive à contrôler ou c’est le lieu où elle est envoyée pour qu’elle reste hors des problèmes. Plum a des souvenirs heureux en Jamaïque, mais ce n’est pas le lieu qui a fait d’elle la personne qu’elle pense être. A l’inverse, pour Opal, son foyer, c’est la Jamaïque. C’est le lieu de ses premiers souvenirs. En Amérique, alors qu’elle grandit et ressemble de plus en plus physiquement à sa mère, Opal prend peu à peu conscience qu’elle perd son père. Il commence à se détourner d’elle plutôt que d’affronter le poids de ce qu’il a fait. Pour Opal, Brooklyn est lié à la “perte” de son père qui la traitait autrefois comme une pierre précieuse.

Je pense que ce qu’on appelle “foyer” est le lieu où une personne a le sentiment d’être toujours le.la bienvenu.e. Ce n’est pas nécessairement un lieu, c’est aussi la personne qui ou ce qui est présent pour vous quand vous voulez revenir.

Je sais que c’est du détail, mais puis-je vous poser une question sur Alan ? Etait-il important qu’il soit originaire d’une autre île de la Caraïbe et non de la Jamaïque ?

Ce n’était pas nécessairement important. Je connais beaucoup de gens qui sont en couple avec une personne originaire d’une île caribéenne différente de la leur. Surtout à Brooklyn, qui est le foyer d’une population caribéenne diverse où se rencontrent plusieurs nationalités. Il me semblait naturel qu’il soit originaire d’une autre île.

Parlons un peu parentalité. Commençons avec la figure du père. La paternité caribéenne est souvent montrée de façon négative. Lenworth est celui qui élève Opal. Pourtant, je n’ai jamais l’impression qu’il est un père pour elle. Il n’arrive pas à établir de connexion avec elle. Pourquoi avoir choisi cette approche de la relation Lenworth/Opal ?

Avec Lenworth, la forte ressemblance entre Opal et Plum est pertinente pour comprendre l'inaptitude de Lenworth à établir une connexion avec Opal. Au fur et à mesure qu’Opal grandit et ressemble de plus en plus à sa mère, la culpabilité de Lenworth grandit également. Plutôt que de la regarder et d’affronter les conséquences de ses actions, il regarde ailleurs. S’il avait réussi à créer un lien plus fort avec Opal, cela voudrait dire qu’il ne ressent plus de culpabilité par rapport à ce qu’il a fait.

En plus de sa culpabilité, je pense que l’inaptitude de Lenworth à établir une connexion avec Opal est liée à sa personnalité en général. Il est déconnecté de tous les gens dans sa vie - Plum, sa mère, et même Pauline, son épouse. Ses actions sont plus motivées par la perception que les autres ont de lui et sa capacité à contrôler sa vie plutôt que par sa capacité à aimer.

Comment décririez-vous ce qu’est la maternité du point de vue de Plum, sachant qu’elle n’est pas la personne qui a élevé Opal ?    

Pour Plum, la maternité est liée à la perte - la perte de son enfant, la perte de sa capacité d’action. Lenworth fait un choix à sa place et lui vole sa capacité à prendre une décision sur sa propre vie. Plum ne devient pas la femme noire forte et résiliente qu’on a l’habitude de voir, mais, par nécessité, Plum devient surprotectrice. Quand elle se marie à Alan et qu’elle devient maman des jumelles, elle garde ses deux filles près d’elle parce qu’elle a peur de les perdre. Avec ses jumelles, la maternité est un choix, une occasion pour Plum de retrouver sa capacité d’action et de prendre des décisions sur sa propre vie.

Quelle était la difficulté pour construire le couple Plum/Lenworth avant la grossesse ? La différence d’âge vous a-t-il fait hésiter sur certains aspects de l’histoire ?

Il est certain que l’âge était une question importante. Au moment de leur rencontre, Lenworth est au début de la vingtaine - légèrement plus âgé que Plum - mais le fait qu’il soit un adulte travaillant dans l’école où Plum est élève complique leur relation parce qu’il est en position d’autorité par rapport à elle. En Jamaïque, cela fait des années qu’on parle de ces hommes plus âgés qui sont des prédateurs pour les écolières - certaines d’entre elles sont à peine entrées dans l’adolescence. Ce n’était pas le cas de Lenworth, mais je voulais être attentive à ce qu’on voit souvent se produire et comment ces relations freinent le potentiel de ces jeunes femmes. Je ne voulais pas non plus tomber dans une représentation où Lenworth apparaît comme un pédophile. Cela aurait été un livre complètement différent dans ce cas. Je voulais me concentrer sur les choix qu’il a faits et leur impact prolongé sur Plum et Opal.

J’aurais encore quelques questions sur la fin, mais je n’ai pas envie de ruiner l’effet de surprise pour les lecteur.trice.s de Karukerament parce que la fin permet à chaque personne d’en faire sa propre interprétation. Parlons un peu plus culture caribéenne et de son influence sur la scène internationale.

Pour promouvoir la musique caribéenne, j’utilise le hashtag #streamcaribbean et je crée aussi des playlists/bandes-originales pour les livres que je lis. Quelle chanson utiliseriez-vous pour la bande-originale de Tea by the Sea?

Quand je pense à Tea by the Sea, je pense à la musique d’Etana. Tout l’album “I Rise”, et surtout les titres “I Am Not Afraid” et “Rise”, m’ont l’air d’être la bande-originale pour ce livre.

Que pensez-vous de la place de la littérature caribéenne sur la scène internationale ?

Ce que j’aime avec la littérature caribéenne en ce moment est l’effort conscient que les auteurs et autrices caribéen.ne.s fournissent pour créer en dehors du carcan qui semblait définir la littérature caribéenne. On a parfois l’impression que le monde de l’édition s’attend généralement à ce que les auteurs et autrices de la Caraïbe écrivent sur le colonialisme et la race ou sur le personnage immigrant se faisant une place chez la personne qui autrefois l’avait colonisé, mais nos histoires sont beaucoup plus larges que ça. Oui, ces facteurs jouent un rôle significatif dans nos vies quotidiennes, mais nos histoires sont bien plus que le fait de raconter les souffrances infligées par des forces extérieures, et nos histoires devraient refléter à juste titre la diversité de notre culture et de nos vies.

Question bonus : qu’est-ce qui vous vient en tête quand vous entendez le mot Karukerament ?

Je me suis dit qu’il y existait peut-être un équivalent jamaïcain à “Karukerament”. Mais le seul mot qui me vient en tête est “bashment” (ndlt : “fête” ou “musique dancehall” en fonction du contexte]. Et bien qu’on applique ce mot à une fête dancehall, je veux penser que “Karukerament” est dans un sens plus large une façon de fêter et célébrer la littérature et la culture caribéenne.

Bien vu ! Merci encore pour cet entretien et j’espère que Tea by The Sea sera traduit en français pour que je puisse en discuter avec encore plus de monde.


Merci à Donna Hemans. Tea by the Sea est disponible en version originale depuis le 9 juin 2020  Red Hen PressIndieBoundBarnes & NobleAmazon. Voici ma chronique sans spoiler.