Alain Bidard : "La femme noire caribéenne est déjà, pour moi, celle de ce siècle et celle du siècle prochain."

C’est un immense honneur pour moi d’ouvrir la rubrique “Interview” avec Alain Bidard. “Battledream Chronicle” est le film que j’ai analysé pour le premier épisode de mon podcast Karukerament. Quand j’ai décidé de faire des interviews pour enrichir le contenu du site, il me semblait évident que ses mots devaient être les premiers à être publiés également. C’est désormais chose faite. Comme beaucoup de créateurs caribéens, il a dû faire appel à sa nature d’autodidacte pour développer ses compétences. Il a lu pour enrichir ses connaissances et élargir ses horizons. Il a affronté et continue d’affronter des obstacles pour diffuser ses oeuvres. En lisant cette interview, j’ai reçu une leçon de courage, de résilience et de fierté caribéenne. Bonne lecture !

Alain Bidard

Alain Bidard

De la passion à la renaissance

Comment êtes-vous arrivé dans le cinéma d'animation ?

Dès la plus petite enfance, j’ai toujours été passionné par l’art de raconter des histoires en images. Je créais des histoires, des bandes dessinées, des scénarios dès que j’avais le moindre temps de libre. J’ai eu une grande passion d’abord pour la bande dessinée jusqu’au lycée et ensuite, je me suis passionné pour l’animation et l’image de synthèse car c’était une profession qui commençait à faire beaucoup parler d’elle. J’avoue n’avoir jamais vu de dessin animé Disney durant toute mon enfance. Mon premier film d’animation Disney, je le découvrais durant mes années de lycée avec « Le Roi Lion ». Et c’est également à ce moment que sortait le film d’animation « Akira », qui avec « Patlabor », « Gunm », « Venus Wars » et « Nausicaa de la Vallée du Vent », ont complètement changé ma vision et ma considération de l’art de l’animation. En classe, je me destinais d’abord à être médecin car la biologie était mon violon d’Ingres et mes notes étaient excellentes, mais les mathématiques m’ont définitivement convaincu de partir plutôt vers une carrière artistique. Je n’ai postulé qu’à une seule grande école, SUPINFOCOM, la meilleure école d’art 3d d’Europe à ce moment-là. Une démarche risquée qui a néanmoins porté ses fruits puisque c’est là que j’ai pu faire mes études, acquérir ma formation et mes diplômes. Mais SUPINFOCOM est une école plus centrée sur l’art que sur l’écriture donc j’ai décidé d’apprendre à écrire des scénarios en autodidacte. Quand je suis sorti de l’école, j’ai eu beaucoup de mal à trouver du travail sur Paris. Discrimination, marché saturé, crise. Les raisons furent nombreuses. Du coup, je suis retourné en Martinique, afin de rassembler des fonds pour retourner en France plus tard. En Martinique, il n’y avait aucun marché pour les techniciens de mon secteur. Mais les clients étaient intrigués par l’idée de pouvoir avoir des dessins animés locaux car c’était quelque chose de complètement inexistant ici. J’étais surtout formé en animation 3D, mais vu qu’il y avait une demande alors j’ai du apprendre toutes les autres disciplines de la conception d’un film 3d pour ensuite créer ma propre société et taper dans ce nouveau marché novateur. Du coup, je ne suis jamais retourné en France. C’est ainsi que j’ai pu créer une dizaine de court-métrages, beaucoup de spots pubs et de spots d’annonce et plusieurs documentaires.

 Quels sont vos sujets d'inspiration ? La Caraïbe y est-elle toujours un élément-clé ?

 Le gros de mes clients vient surtout du secteur de la prévention et cela m’a fait créer beaucoup de films dont le but était de conscientiser le public. C’est donc tout naturellement que je me suis passionné pour les films à messages pour mes projets personnels.

Mes sujets d’inspiration sont basés sur les situations d’injustice et de détresse. Je veux que mes films servent à quelque chose au-delà du pur divertissement. Je souhaite qu’ils amènent plus d’empathie et de compréhension en expliquant ce que les gens refusent de comprendre. J’ai pu aborder des thèmes comme le racisme, l’inceste, le SIDA, le suicide, l’euthanasie, la violence conjugale, etc.

Durant les années 2000, j’ai découvert l’histoire du peuple noir, celle que je n’avais pas appris à l’école. Si je connaissais bien Kant, Molière, Diderot, Camus, Nietzche, Kierkegaard, Gide, Chateaubriand ou encore Baudelaire, j’ignorais tout ma propre culture ou des cultures voisines. Et j’avoue que je m’en fichais. J’étais complètement formaté avec tous les préjugés propres au formatage colonial. C’est quand j’ai fini mon second film d’animation et quand j’ai réalisé avec horreur que mes deux premiers films développaient des thèmes racistes et eurocentrés que j’ai eu peur de ce qui se passait en moi. Car j’avais créé tout ça inconsciemment en croyant bien faire. C’est comme si j’étais une machine qui avait un virus. Il fallait faire le grand ménage. Donc j’ai tout désappris et je me suis recréé. J’ai donc pu découvrir Shek Anta Diopp, tous les livres de Frantz Fanon, Césaire, l’Art de la Guerre de Sun Tzu, l’histoire de l’Afrique, le swahili, les Orishas, le vrai visage d’Haiti, les Maures, etc. J’ai cessé d’écrire et de penser en français. Je me suis approprié l’anglais comme nouvelle langue principale. Tout cela a alimenté ma vision du monde et construit mon propre style. Un style qui tourne autour d’histoires basées sur des héros qui nous ressemblent, prisonniers d’une situation qui les dépasse et qui reprennent leur destin en main tout en apportant de grandes choses positives à la société dont ils font partie.

Mes histoires sont mon point de vue sur le monde. Je suis Caribéen, mes ancêtres sont Africains, et donc mes histoires tournent toujours autour de ce bassin et de cette culture. Mes choix sont aussi basés sur le manque et sur mon devoir. Le manque de représentation de notre culture véritable, pas cet exotisme ou ce doudouisme qu’on voit trop souvent. On parle de philosophie française. On se dit que nous n’avons pas de philosophie dans la Caraïbe. Mais elle existe. Notre rapport à l’essentialisme et à l’existentialisme est profondément différent de la France et de l’Europe, par exemple. Moi, je veux qu’on découvre notre philosophie Caribéenne. Car elle est bien différente de la culture française et européenne. Et tout esprit curieux, assoiffé de découvertes et dénué de préjugés, veut découvrir cette nouvelle vision du monde qui n’est pas connue car c’est un voyage fascinant. Basé sur le devoir, car je me retrouve à faire partie des pionniers du cinéma d’animation Caribéen, et du coup je me dois de créer des projets qui offrent une direction thématique positive à tous ceux qui feront du cinéma d’animation Caribéen à leur tour. Du coup, j’évite les sujets qui nous « essentialisent » comme la représentation de la femme-objet, celle de l’homme noir gangster, comme le métissage présenté comme seul ascenseur social, et bien d’autres clichés.

“Battledream Chronicle”, la concrétisation d’une vision

Quel a été le processus créatif pour le film "Battledream Chronicle"?  

Le concept de base de Battledream Chronicle était de raconter l’abolition de l’esclavage et de montrer que cette liberté était venue par les luttes des esclaves et non par Victor Schoelcher. Sachant qu’une histoire nous fait nous identifier aux héros, je voulais nous montrer sous un jour nouveau et forcer le Martiniquais à se positionner comme maitre de son destin. Pour cela, je suis parti d’une simple question « Si la Martinique se retrouvait dans le rôle de maître du monde et devait déterminer et organiser le futur de toutes les autres nations, quelle direction ferait-elle le monde prendre ? Serions-nous des hommes de sagesse ou des dictateurs colonialistes ? Les choses dont nous accusons la France à raison, ferions-nous différemment si nous étions à la même position ? ». Une question profonde et bouleversante et à laquelle on n’a pas forcément envie de répondre. C’est pourtant la base de tout pour montrer au monde qui nous sommes et ce que nous apportons à l’espèce humaine, quelque soit notre petite taille sur une carte. Pour choisir les forces qui se rencontreraient dans le film, j’ai identifié plusieurs constituantes à la Martinique. Un pouvoir colon béké. Une masse d’opprimés noirs. Une communauté indienne et asiatique situées entre les deux. Un pouvoir religieux avec l’Eglise. Un réseau spirituel secret avec la Franc-maçonnerie. La Martinique étant une île prison. La France était la mère nation. Et le tout gravitant autour de la guerre entre les noirs et les békés. D’abord via l’époque esclavagiste, puis la période coloniale, puis la période post-coloniale. J’ai voulu me concentrer sur l’époque esclavagiste dans ce premier film.  Ainsi le pouvoir colon béké est devenu les Déicides. La masse d’opprimés noirs est devenu le groupe de héros. La communauté indienne et asiatique situées entre les deux, représentés par Eole de Spika et Nyssa. J’ai choisi de fusionner le pouvoir de l’Eglise et de la Franc-maçonnerie dans une seule entité avec le personnage templier de Balrog (Les Templiers étant le moment de l’Histoire où Eglise et Franc-maconnerie ne formaient qu’un). La Martinique étant une île prison avec cette île polluée où il faut des appareils cybernétiques pour respirer. Et la France à travers Mortemonde, une nation infestée de corbeaux et dont les seules couleurs sont le noir et le rouge (le contrôle par la mort et le sang). Et tout gravitant autour de la guerre entre les héros et les Déicides (Le jeu du Battledream).

La création du film a pris 7 ans. En animation, on écrit et réécrit jusqu’à ce que le film soit fini donc on peut parler de 7 ans d’écriture et de 50 versions du scénario. D’abord pensé pour être produit à la traditionnelle (avec une équipe d’artistes), les refus successifs de tout financeur potentiel ont fini par être décourageants. Mais comme à chaque demande, il me fallait produire tout seul un morceau du film pour convaincre, j’ai fini par développer des méthodes de production adaptées à un artiste solo et je me suis dit que puisque c’était déjà bien entamé, autant continuer jusqu’au bout quelque soit les réponses. C’était un coup de poker car c’était aux antipodes des méthodes de production traditionnelles, et personne n’avait jamais fait un film d’animation 3D seul et de bonne qualité auparavant. Mes chances d’échouer étaient énormes. J’ai avancé à l’aveugle pendant des années mais ça a marché.

J’ai opté pour un style d’animation 3D appelé Celshading. Il s’agit d’animation 3D qui ressemble visuellement à du dessin animé sur papier. Pourquoi ? Parce qu’à l’origine, je dessine et suis passionné de dessin au trait. Et je voulais voir mon trait dans le résultat final. Je trouvais que la 3D traditionnelle de Disney et de Pixar faisait disparaître la patte de l’artiste dans le résultat final et je ressentais comme si l’ordinateur détruisait la part d’humanité de ces artistes lors de la dernière étape. Je ne voulais pas de ça pour mes films.

Comme j’ai dû faire tout le film seul, j’ai dû faire fusionner des étapes pour gagner du temps. Par exemple, l’étape du storyboard et celle du layout (mise en scène du plan dans l’espace 3d) sont deux étapes séparées sur les grands films d’animation au cinéma. J’ai décidé de les réunir et cela a considérablement accéléré mon processus. Il m’arrivait d’animer avant d’avoir fini toute la modélisation des personnages (on fait le contraire). Tout a été très organique et moins linéaire qu’un film classique Disney avec une armée d’artistes 3D.

A l’origine, un musicien avait été prévu pour créer la musique du film. Mais des divergences artistiques ont mis fin à la collaboration avant que le processus commence. En France, les musiciens sont très proches de leur musique et n’aiment généralement pas refaire la musique selon les désirs du réalisateur. Aux USA, c’est tout le contraire. J’avais déjà eu une très bonne collaboration avec une musicienne américaine. Elle a d’ailleurs écrit la musique du film « Eragon ». Mais à ce moment-là, elle est devenue mère et a stoppé la musique pour un temps. Donc vu que j’avais une idée très précise de ce que je voulais, je me suis résolu à tenter un nouveau défi : apprendre à créer ma musique. J’ai pris deux mois pour apprendre. J’avais déjà l’habitude de n’écouter que de la musique classique même pour me détendre donc la façon de structurer la musique est vite venue à moi. Les premiers résultats me plaisaient ainsi qu’à d’autres. Du coup, je me suis lancé dans l’écriture de toute la musique du film. J’ai tout créé à l’oreille, sans connaitre le solfège. C’est une expérience que j’ai adorée et du coup, je me suis lancé dans une étude plus académique de la musique par la suite. Et j’étudie encore. J’ai ensuite dû apprendre comment mixer de la musique car je ne savais pas le faire et les coûts en studio étaient exorbitants. Je me suis équipé avec de l’équipement moyen de gamme. Cela m’a pris 6-8 semaines mais j’ai réussi à mener le processus par moi-même. Et en Mars 2015, le film était terminé.

 

Battledream Chronicle (2015)

Battledream Chronicle (2015)

Syanna est une héroïne martiniquaise, une figure positive pour inspirer les enfants. C'est une fanm doubout. Dans l’épisode 1, j'avais fait l'analyse que c'était une fanm potomitan d'une nouvelle génération. Comment la définissez-vous en tant que jeune femme noire caribéenne du 22ème siècle ? 

Syanna représente la femme noire caribéenne. C’est une reine. Elle sait se battre, prendre les coups, les rendre. Et c’est aussi quelqu’un de fragile, d’humain et qui connait ses limites. Elle est enflammée et déteste l’injustice. Et elle refuse de laisser l’injustice impunie. Elle est calquée sur nos femmes Martiniquaises et Guadeloupéennes. C’est quelque chose de très étranger pour les gens qui vivent dans des sociétés patriarcales et occidentales à quelques exceptions près (Islande par exemple). Par exemple en symbolisme, en Occident, le triangle pointé vers le haut symbolise le feu et l’homme, et pointé vers le bas il représente la femme et l’eau. Dans la Caraïbe, c’est l’inverse : la femme est le triangle de feu et l’homme est le triangle d’eau. L’homme est le tempérant, et la femme est l’élément solaire. Dans les manifestations, dans les débats, dans les transports, et dans pleins d’autres endroits, la femme fera ce que l’homme n’osera pas faire et ira où l’homme s’arrêtera à mi-chemin. Leur rayonnement solaire est très caractéristique de nos régions. Quand j’ai voyagé en France et aux USA, et même en Amérique du Sud, les hommes ont un ascendant qui n’existe pas dans nos régions. Les femmes ont une attitude de soumission qui n’existe pas dans nos régions. C’est tellement étranger aux cultures patriarcales que je voulais le montrer à l’écran. Je trouve que ça représente bien qui nous sommes, en quoi nous sommes différents des autres et ce que nous avons à apporter à la Terre. La femme noire caribéenne est déjà, pour moi, celle de ce siècle et celle du siècle prochain.

Battledream Chronicle (2015)

Battledream Chronicle (2015)

L’autre aspect des choses est l’aspect anticipation. Il s’agit de science-fiction. J’ai cherché à coller à la façon dont les choses pourraient se dérouler pour nous dans le futur. Et je pense que la Martinique coloniale que nous avons aujourd’hui n’existera plus sous cette forme. Et nous allons traverser une période si troublée que les survivants en ressortiront bien plus forts et plus déterminés que ce qu’on voit aujourd’hui. Je me suis basé sur l’INSEE, sur les études diverses, et un effondrement de la société locale est inévitable dans les décennies futures. Et notre renaissance donnerait, je pense, vie à ces personnages enflammés par le désir de justice et d’harmonie qu’on peut voir dans le film. Des personnages comme Syanna.

 Quels ont été les retours reçus en Martinique/Guadeloupe, dans l'hexagone et à l'étranger ?

 Les retours en Martinique ont été très positifs. Globalement, le public est ressorti surpris par la qualité, l’histoire, le fait de se voir pour la première fois dans un film d’animation et que cette représentation soit positive, les touches qui définissent clairement le film comme un film de culture martiniquaise et caribéenne (le soucougnan), l’humour même s’il n’était pas omniprésent, et le point de vue de l’histoire.

 Le film n’a cependant pas drainé autant de monde à Madiana que nous aurions souhaité car il y avait beaucoup d’appréhension (« c’est martiniquais donc ce n’est pas de qualité ») et une concurrence démesurée (4 films d’animation à l’écran au même moment dont un Pixar et aussi le film de Djamel Debouze). Il est tout de même resté 3 semaines à l’écran. Une sortie devait être prévue en Guadeloupe et en Guyane mais le circuit Elizé a renoncé à le faire. C’est principalement l’association Ciné Woulé Company qui va continuer la diffusion du film sur plusieurs années et faire découvrir le film aux nombreux retardataires en Martinique. La réception du film étant toujours très bonne sur l’île. Le film a été diffusé en Guadeloupe principalement par l’association Yé Klik, qui m’a suivi bien avant que le film ne soit commencé et qui a beaucoup aidé le film à avoir une visibilité guadeloupéenne. Il y a également eu une diffusion au Cinestar. Là encore, la réception a été très bonne.

 Il y a également eu une diffusion à Trinidad et Tobago dans le Festival Animae Caribe dans une salle remplie. Idem en Jamaïque, Aruba et Barbade. Les Caribéens ont beaucoup aimé et apprécié notamment le fait que ce soit un film qui montre notre culture, nos croyances et nos idéologies. J’avoue que je ne m’attendais pas à autant de critiques et d’avis positifs. Je suis très reconnaissant au public pour cela. A l’étranger, hors hexagone, le film a été encensé. Le public a aimé découvrir la Martinique que la majorité ne connaissait pas (on ignorait même où on se situait). Ils ont aimé voir la figure de la femme forte et le film a été très vite vu comme fortement féministe. La population noire s’est vue à travers le combat des protagonistes et ils ont traité le film comme s’il parlait d’eux, même s’il ne s’agissait pas de la même zone géographique. Dans les festivals d’animation, on a relevé quelques problèmes d’animation dans certaines parties du film, mais hormis cela, le public et la critique ont vraiment apprécié le film. Le film a remporté 22 prix et 75 nominations en festivals dans le monde.

Dans l’hexagone, c’est une autre histoire. Ça a été le blocage total. Ceux qui ont diffusé le film sont des festivals noirs, comme le festival Black Genius, ou encore la Semaine des Outremers, ou encore des associations liées à un genre cinématographique (science-fiction) avec un passage à Nantes. Et voilà pour la France. Tous les distributeurs, diffuseurs et exploitants ont été sollicités directement ou indirectement, et aucun n’a voulu diffuser le film. Plusieurs personnes influentes, dont Euzhan Palcy, ont tenté de convaincre les diffuseurs, mais personne n’a voulu se lancer. Les festivals français n’ont pas voulu du film non plus. Cela inclut les petits festivals mais aussi Cannes et Annecy. Et la phrase d’excuse « Ce n’est pas dans notre ligne éditoriale » est devenue presqu’une litanie. Lors de certaines diffusions, certaines personnes haut placées ont voulu savoir quel effet le film avait eu sur les enfants des Outremers. Ils semblaient presque craindre un risque de radicalisation à cause du film. Il y a eu quelques tentatives d’acheter le film pour bloquer les droits et empêcher la diffusion. Beaucoup de réactions démesurées pour un film d’animation, au final.

Que pouvez-vous nous dire de l'adaptation série ?

 En 2018, le pilote d’une adaptation en série d’animation a vu le jour. Il s’agit d’une préquelle du long métrage qui s’intègre dans le creux temporel du générique du film. Le monde de Battledream est vaste. Et chaque personnage mérite à lui tout seul sa série, tellement il y a des choses à dire sur eux. Et la série était le commencement de cette démarche pour nous permettre d’en savoir plus sur l’univers de Battledream Chronicle. On devait y apprendre beaucoup de choses sur les origines de chaque personnage et aussi sur l’origine de Torquemada, le grand méchant du long métrage.

Le pilote de la série a été, contrairement au long métrage, produit directement en anglais. Du coup, il a reçu une meilleure diffusion en festivals et il a ainsi pu remporter plus 25 prix et plus de 100 nominations. Le projet initial était de concevoir une première saison de 13 épisodes. Mais le principal diffuseur et financeur s’est fait absorbé par une société britannique et s’est retiré de tous les projets caribéens qu’il avait décidé d’aider (3 projets en tout). Et malheureusement, Battledream Chronicles en faisait partie. Cette série a été un effort d’équipe. J’ai continué à faire toute la partie artistique seul mais cette fois, il y avait plusieurs productrices, des acteurs de toute la Caraïbe, des mixeurs de la Caraïbe, des USA, du Canada et du Royaume-Uni. Mais certaines divergences artistiques ont créé des différents entre certains membres clefs de l’équipe. Du coup, le projet est difficilement faisable dans les mêmes conditions. Donc la série est pour l’instant en stand by, mais je pense relancer la production dans le futur. Je suis en train de me rapprocher de plusieurs diffuseurs. Et je compte également sur l’impulsion du second long métrage Battledream Chronicle pour relancer le projet.

Caraïbe et cinéma 

 Quelle est votre vision de l'afrofuturisme ou de la science-fiction en général sur la scène internationale et dans la Caraïbe ?

 L’Afrofuturisme est un genre formidable et fascinant mais qui cache une réalité plus glauque. Jusqu’à présent, d’autres décidaient de notre destin, de notre futur. Et aujourd’hui les communautés noires en ont assez et veulent reprendre leur destin en mains. Et l’Afrofuturisme est la représentation artistique de cet idéal. C’est un genre qui existe depuis longtemps mais ce n’est que récemment que toutes les communautés noires dans le monde semblent vouloir reprendre leur destin en main en même temps. C’est donc quelque chose de très positif. Mais je pense qu’il faut analyser ce que montre cet Afrofuturisme pour voir ce qu’il nous propose et si nous y adhérons. Black Panther est l’œuvre la plus connue, mais la décision de T’Challa d’ouvrir sa technologie au reste du monde et notamment aux nations colonialistes, ne fait pas l’unanimité dans la communauté noire.

Battledream Chronicle (2015)

Battledream Chronicle (2015)

Très souvent, les œuvres afrofuturistes que j’ai pu voir choisissent la monarchie comme gouvernement (même Battledream Chronicle). Est-ce cela que nous souhaitons vraiment ? Même en Martinique, le constant besoin d’une personnalité pour « conduire le peuple », traduit-il un attachement ancestral à la monarchie chez les afrodescendants ? C’est un aspect fascinant de notre culture. Cela voudrait dire qu’il ne se sent pas bien dans sa démocratie, tout au fond de son âme ? Ou serait ce plus complexe que cela ? A voir…

Dans la Caraïbe, l’Afrofuturisme est vital. C’est à travers elle que les générations présentes et futures façonneront l’avenir de la région. Toutes les îles ont été ou sont encore des colonies de puissances occidentales. Pendant trop longtemps, on nous a manipulés comme des pantins et nous avons perdu cette capacité à définir par nous même notre chemin. En Martinique, nous sommes dans la quasi-incapacité de nous projeter même dix ans dans le futur. Du coup, on vit surtout dans le présent. D’un mandat électoral à l’autre. Et on fait des erreurs monumentales que nous payons par la suite en plongeant l’île entière dans le gouffre par nos choix passés. L’Afrofuturisme est ce mouvement qui nous montrera comment reprendre le contrôle de notre destinée.

En Martinique, nous n’avons pas d’Afrofuturisme à part Battledream. Mais peut-être que la société n’y est pas encore prête. A Trinidad, Barbade et en Jamaïque, l’Afrofuturisme prend de l’essor et c’est une belle évolution à voir. En Europe par exemple, les mouvements artistiques montrent généralement ce qui se passe profondément dans la société. Par exemple entre 1800 et 1940, l’essor de l’Art Symboliste était principalement motivé par un clergé dépossédé de son pouvoir ancestral, les femmes qui reprenaient le pouvoir, et l’arrivée de la psychanalyse pour expliquer l’humain. De la même façon que les films de super-héros d’aujourd’hui ne font que traduire le désespoir profond des peuples du monde, le fait qu’ils soient dépassés par les problèmes qu’ils affrontent, leur impossibilité d’évoluer et l’espoir vain de voir apparaître des supermen ou des dieux capables de sauver le monde afin de ne pas avoir à le faire eux-mêmes.

Quel est votre vision sur l'état actuel du cinéma caribéen ?

Le cinéma caribéen est pour l’instant un cinéma qui est en plein essor. La démocratisation des équipements numériques a permis de diminuer les coûts et de les adapter aux budgets disponibles dans la région. L’effondrement du star system des années 90/2000 fait qu’il est beaucoup plus facile de créer un bon film même sans tête d’affiche. Ce qui est une très bonne chose pour les films à petit budget. Mais un film existe avant tout par sa distribution et sa diffusion. Et sa capacité à faire des recettes est ce qui justifie l’existence de cette industrie. En ce qui concerne le cinéma anglophone et hispanophone, il profite de formidables possibilités de distribution en Amérique du Nord, en Amérique Centrale et en Amérique du Sud. C’est un cinéma qui voyage et qui passe très facilement les frontières. Ce qui est une très bonne chose.

Le cinéma francophone ou « antillais », lui, est piégé par la barrière de la langue. La distribution en France est soumise à des conditions de conformité à une ligne éditoriale trop souvent discriminatoire. Ce qui limite ou interdit la distribution du film sur le territoire francophone le plus intéressant, la France. A part la France, il y a trop peu d’autres territoires francophones pour véritablement retomber sur ses pieds financièrement. De plus, la disparition de France Ô, l’apparition de quotas de contenus audiovisuels ultramarins pour la première fois en France, la disparition progressive des fenêtres réservées aux œuvres indépendantes au profit des œuvres commerciales, et la montée des extrémismes rendent l’accession à une distribution sur le sol français très difficile et trop aléatoire. La solution serait de créer les films systématiquement en français et en anglais ou en espagnol. Luc Besson et plusieurs studios d’animation français travaillent ainsi. D’autant plus qu’il est difficile de doubler le film dans une autre langue une fois qu’il soit sorti, car il n’y a plus de budget disponible. Donc autant de raisons de le faire durant la production et maximiser les chances du film d’être diffusé partout. Mais beaucoup de financeurs refusent encore de financer des œuvres qui ne sont pas tournées en français, et du coup, condamnent le film à rester piégé en France. Nous sommes véritablement dans un étau.

Un point à améliorer est la capacité de nos cinémas locaux à s’accaparer des genres cinématographiques qui génèrent le plus d’argent : l’horreur, l’épouvante, le thriller, le fantastique. Ces genres n’ont pas besoin de stars, sont peu onéreux à tourner et se vendent très bien à l’international. Mais nos cinémas restent emmurés dans le film historique, le film dramatique, la comédie et le docu. Des genres difficiles à exporter, même s’ils paraissent plus « nobles » que le cinéma de genre. Faire des films de genre permettrait de multiplier les productions car cela provoquerait une demande. Car pour l’instant, les films caribéens sont des initiatives, des propositions mais la demande de films caribéens n’est pas encore là pour impulser l’industrie.

Un second point que j’observe est une certaine discrimination artistique du cinéma en prise de vues réelles envers le cinéma d’animation. Comme si le dessin animé était moins noble que le film. C’est une tendance marquée aussi bien dans la francophonie que dans l’anglophonie. Pourtant le dessin animé peut faire de nombreuses choses que le cinéma en prises de vues réelles ne peut pas faire par manque de moyens. J’espère que c’est une tendance qui disparaîtra dans le futur.

Pensez-vous qu'un Cariwood (Caribbean Hollywood) se concrétisera en ce 21ème siècle ?

Si nous tapons dans les genres cinématographiques qui vendent, probablement que oui. Le cinéma d’horreur coréen est devenu plus visible ainsi. Hong Kong s’est imposé grâce aux films d’action. Nollywood s’est imposé grâce à ses films à petits budgets. Ils ont joué sur la quantité et finalement, cette quantité a permis de générer des produits de qualité. Nous avons clairement une carte à jouer avec les genres si nous voulons d’un Cariwood.

Le dandisme de l’industrie cinématographique est une grave erreur de positionnement. Nous ne pouvons pas faire du « cinéma noble » mais qui ne se vend pas, qui ne se démarque pas. Et c’est pour l’instant ce que la majorité fait. Le problème du cinéma « noble » est que le public international va toujours préférer de grands acteurs internationaux, des sujets brûlants qui touchent tout le monde, des effets spéciaux ou des décors à gros budgets que seuls Hollywood sait bien faire. Alors que ce même public est beaucoup plus large d’esprit quand il s’agit de genres. Personne ne s’attend à voir Denzel Washington dans un film d’horreur ou un film fantastique. Les gens s’attendent à avoir peur, être angoissé ou vivre une expérience passionnante. Et on peut offrir cela sans exploser de budgets. Si on n’explose pas de budgets, cela veut dire qu’on arrive à continuer à produire même en période de crise économique.

Il faudrait qu’on repense notre positionnement dans le cinéma dans le monde. Les genres s’adaptent à toutes les cultures. Et la peur, l’angoisse et le fantastique n’ont pas de frontières. Pourquoi pas une rubrique « Fantastique Caribéen » ou « Thriller Caribéen » dans Netflix au cours du 21ème siècle ?

Si le CNC s’est lancé dans les subventions pour des films de genres, c’est parce que ce même organisme a pris un virage à 180 et a décidé de se concentrer sur des œuvres commerciales alors qu’il a été créé pour la raison inverse. Si même les gardiens du « cinéma noble » changent leur fusil d’épaule à cause de la crise qui s’annonce, qu’attendons-nous pour évoluer, nous aussi ?

Y a-t-il une œuvre ou un.e artiste de la Caraïbe que vous souhaiteriez nous recommander ? 

Il y a beaucoup d’œuvres et d’artistes que je pourrais recommander. Cela dit, s’il ne fallait en choisir qu’une, pour une œuvre, je dirais « Celflux ». Il s’agit d’une série afrofuturiste trinidadienne qui est en cours de production et qui fait pas mal de bruit depuis un an. Et je suis pressé de voir toute l’œuvre terminée. (L’épisode 1 est disponible sur Youtube)

Pour une artiste, Kenia Mattis du studio d’animation ListenMi en Jamaïque. Elle a remporté le prix du meilleur concept au festival d’animation Kingstoon 2019 pour une série d’animation « les aventures de Kam Kam » qu’ils préparent et je pense qu’elle et son studio feront beaucoup de bruit dans le futur.

Bonus: Que vous inspire le mot Karukerament ?

Karukéra c’est le nom originel de la Guadeloupe. Donc Karukerament me semble signifier « vision guadeloupéenne ». :)

Je renouvelle mes remerciements à Alain Bidard pour sa disponibilité. Vous pouvez le suivre sur les réseaux sociaux : @angelking144 (Twitter) , @alainbidard (Instagram), @battledreamchronicle (Facebook)

Pour plus d’informations sur le film “Battledream Chronicle”, vous pouvez visiter le site officiel : www.battledream.com