“Naissance d'une diaspora”, un regard sur les Haïtiens à l’étranger

Film documentaire disponible en streaming sur filmhaiti.com depuis 2019, Naissance d’une diaspora a été réalisé par Richard Sénécal.

En 2017, plus de 100000 Haïtiens (en majorité des jeunes) sont entrés au Chili. Ce documentaire donne la parole à cette toute nouvelle diaspora. Avec leurs mots, ils expliquent pourquoi et comment ils ont tout laissé derrière, leurs premiers pas au Chili, leurs déceptions, leurs douleurs mais aussi leurs espoirs et leurs succès. Est raconté aussi l’inévitable choc culturel, le racisme rampant et les inquiétudes de la société chilienne face à ce que certains n’hésitent pas à qualifier d’invasion.

Dans ses fictions, Richard Sénécal propose généralement une lecture de la société haïtienne comme dans le film Barikad (épisode 4 du podcast Karukerament disponible en français et en anglais). Dans l’exercice du documentaire, son style analytique ressort d’autant plus comme c’est le cas avec Naissance d’une diaspora.

Évoquée dans son interview pour le podcast Fanm On Film en 2018, cette enquête raconte la vie des Haïtiens au Chili. Dans certains pays comme les Etats-Unis, le Canada ou la France, la communauté haïtienne est tellement bien implantée que des personnages haïtiens apparaissent dans les films ou dans les séries. Sont-ils bien représentés ? C’est un autre débat, mais en tout cas ils sont présents. Cependant, rares sont les fois où l’on explique les origines de cette installation dans un autre pays. Actuellement, le monde est à l’arrêt à cause du COVID-19 mais la migration des populations est un enjeu majeur dans le fonctionnement de notre société mondiale. C’est pour cette raison qu’il est intéressant d’écouter directement ceux qui font le choix de tout quitter dans l’espoir d’une vie meilleure.

“Haïti est un pays riche mais qui meurt de pauvreté.” (Naissance d’une diaspora, 2019)

Les femmes sont en écrasante minorité, mais les trois interviewées (si ma mémoire ne me fait pas défaut) symbolisent, pour moi, la démarche de Richard Sénécal de créer un diaporama d’expériences variées mais d’où se dégagent des éléments similaires dans le regard individuel que ces immigrés portent sur leur statut de diaspora et sur Haïti.

L’individu vs. le collectif

Les entretiens sont individuels. On ne sait pas si les interviewés se connaissent, s’ils se fréquentent ou utilisent les mêmes réseaux d’aide pour survivre. Il n’y a que leur parole qui les lie. On ne voit pas leur quotidien, ce qui permet d’éviter le documentaire spectacle et de tomber dans le poverty porn. Ils racontent leur quotidien, ils se racontent et exercent ainsi un contrôle du récit fait sur eux. Le fait que les identités ne soient déclinées qu’une seule fois dans un montage rapide au tout début renforce l’impression que leur voix s’exprime d’un commun accord pour dénoncer les souffrances, les discriminations et les déceptions mais aussi pour faire entendre les réussites. Pour ces quelques visages choisis dans le cadre de ce film, on ressent une foule d’anonymes qui fait face aux mêmes interrogations sur l’avenir.

Le refus d’une vie de misère vs. le rêve d’une vie meilleure

Toutes les personnes interrogées sont jeunes. La majorité est dans la classe de la vingtaine et de la trentaine. La plupart sont des diplômés dans des secteurs importants pour garantir le bon fonctionnement d’une nation comme l’agriculture, l’éducation ou la justice. Ils font partie des forces vives dont Haïti aurait besoin pour entreprendre la mise en place d’une société où les inégalités seraient réduites au minimum. L’amertume dans laquelle la situation actuelle de leur pays les a plongés, l’absence de perspectives et la peur pour leur sécurité en Haïti motivent chacune de leur décision… Peut-être même que c’est ce qui les aide à supporter les discriminations, l’exploitation dans certains cas. Qu’est-ce qu’avoir une vie meilleure ? Qu’est-ce que vivre décemment ? Certes, il y a le confort matériel (et encore une fois, la notion de confort est relative), mais le discours de chaque interviewé reflète l’aspiration à une certaine sérénité.

La résignation vs. la résilience

Face aux discriminations, les Haïtiens sont des résignés. Il est frappant d’entendre l’adjectif utilisé par des personnes différentes pour désigner la même situation. La nécessité de survivre déclenche un mécanisme où il faut parfois oublier son statut d’être humain à part entière pour tenir face aux épreuves. Chacun, à sa manière, incarne cette idée de “je dois poursuivre mes efforts, peu importe les circonstances. Tant que je suis en vie, je continue”. Néanmoins, ils réussissent à s’organiser pour essayer d’améliorer leur situation dans le pays d’accueil. La religion joue un rôle important dans la mise en place du réseau solidaire. Dans le discours des interviewés, il ne s’agit que d’un moyen pour atteindre leur but. Et c’est d’ailleurs ce qu’explique un Chilien qui travaille pour une congrégation venant en aide aux Haïtiens. Ayant appris le créole, il affiche un esprit d’ouverture et la volonté de les accueillir. Pourtant, il est conscient que ces Haïtiens ne sont pas dans l’optique de s’installer et de prendre part à la communauté chilienne.

Vecteurs d’une culture et d’une histoire fortes, ces femmes et ces hommes portent Haïti en eux et ils restent dignes. Personnellement, c’est ce qui m’a le plus interpellée. La force de leurs émotions se devine dans les rares balbutiements ou dans les pauses entre deux mots, mais leurs propos sobres reflètent une clairvoyance et une détermination qui soulignent d’autant plus l’injustice de leur situation. Pour eux, il est impossible d’avoir un avenir en Haïti sans un changement significatif des problèmes politiques et économiques. Le Chili est juste un lieu de passage afin de poursuivre cette quête d’une vie meilleure. Les études ou la formation pour devenir expert dans un domaine s’inscrit en numéro 1 des moyens à utiliser pour concrétiser leur rêve. Cependant, réussiront-ils tous à atteindre leurs objectifs ? Il est encore trop tôt pour faire le bilan. Néanmoins, ils ne pourront pas se retourner dans dix ans et dire qu’ils n’ont pas essayé. Certains commencent même à fonder des familles avec des locaux, ce qui donne tout son sens au titre Naissance d’une diaspora et laisse entrevoir une suite dans quelques années.