“Les Rétifs” ou un quadrille littéraire mémoriel

Ma muse a longtemps refusé d’obéir à mon envie d’écrire cette review. Je pourrais tout mettre sur le dos de ma procrastination et du caractère prenant de ma vie offline… Mais en toute franchise, je ne savais pas quoi dire. J’ai quand même fini le roman depuis novembre 2017… Je crois que mon incapacité à exprimer ce que j’ai ressenti vient de l’embarras, de la frustration, la colère et la déception de connaître aussi peu cet événement de l’histoire récente de la Guadeloupe.

Bref résumé

Trois jours de révolte. Trois jours de sang. Trois jours de terreur. Trois jours où Pointe-à-Pitre a été le théâtre des luttes de pouvoir qui font trembler la Guadeloupe depuis sa “découverte” cinq siècles plus tôt (#tmtc). Nous sommes en 1967. Émilienne, 10 ans, cherche à comprendre ce qui se passe dans le monde des adultes. A l’école, son institutrice a disparu. A la maison, son père aussi. Le lecteur vit au rythme de l’angoisse, des inquiétudes mais aussi des interrogations de cette enfant. Pourquoi ? Pour quoi ? Les fantômes qui veillent sur Emilienne fournissent les explications nécessaires au gré du quadrille qu’ils dansent. Jeunes, vieux, ouvrier, entrepreneur, élève, professeur, enfant, parent… cette fresque de la société guadeloupéenne rappelle la diversité mais aussi la fragilité de l’équilibre entre ces différents liens hérités d’un lourd passé.

Une chorégraphie littéraire

Publié en 2012, Les Rétifs est le premier roman de Gerty Dambury. Sous cette plume habituellement dramaturge et poétique, le récit se transforme en spectacle intense où la Mort rôde. Au rythme du quadrille, les interludes avec les fantômes permettent de changer de point de vue en douceur. Si vous suivez ce blog, vous savez que je n’aime pas du tout le changement de point de vue, mais les propos de chaque personnage étaient si passionnants que j’avais l’impression de toujours garder la vue d’ensemble. Exactement comme s’ils étaient sur scène devant moi. La structure a la clarté d’un scénario alors que passé et présent s’entrelacent dans l’urgence du moment. Bref, c’est un roman qui se lit facilement. Avec des thèmes intemporels et une riche galerie de personnages.

La littérature, source de transmission

L’année dernière, le MLA a organisé un cycle d’événements dans le cadre de la célébration du cinquantenaire de mai 67. J’ai assisté à la séance du 6 mai où Gerty Dambury était invitée pour présenter ce roman. A cause d’un souci technique, le reportage Sonjé Mé 67 n’a pas pu être diffusé et la discussion a donc plus tourné autour des souvenirs personnels de l’auteure. J’ai retenu que des décennies s’étaient écoulées avant qu’elle ne rediscute en détail de cet épisode avec sa famille. Comme pour beaucoup de Guadeloupéen.ne.s de sa génération, Mé 67 est resté présent dans les mémoires mais rarement voire jamais évoqué par la suite. On en revient toujours à la question de la transmission.

Pour les générations actuelles de 50 ans+ qui ont fait l’Histoire de la seconde moitié du XXe siècle, tout paraît une évidence. Elles ont vécu, partagé ces moments. Rien n’a besoin d’être expliqué… D’autant plus quand il y a des questions aux réponses inconnues, quand il y a des incompréhensions qui perdurent dans le temps. Les deux générations qui suivent, dont la mienne, se retrouvent donc face à un passé-puzzle à reconstruire pour comprendre ce qui s’est passé. J’avais posé la question à Gerty Dambury sur son avis par rapport au fait que la majorité des jeunes de 30 ans et moins ne connaissent pas ou connaissent mal l’histoire récente de la Guadeloupe. Elle avait reconnu être incapable de donner un facteur précis si ce n’est qu’il y avait peut-être un manque d’intérêt envers les initiatives de transmission proposées au grand public. Je pense qu’il y a une part de vérité, mais je crois aussi que le silence des parents et les grands-parents sur cet aspect de notre identité est une autre explication. Comment parler de moments douloureux ? Quand parler de ces moments douloureux ? Telle est la difficulté de la transmission.

L’art reste le moyen le plus populaire pour intriguer, susciter de l’intérêt et pousser l’être humain à s’interroger. Sans tomber dans le militantisme ou dans une forme de radicalisme, Les Rétifs offre un éclairage fictionnel d’une douceur intense sans jamais chercher à dissimuler ou à se détourner de la violence des événements.

Mot de la fin

Si j’avais lu Les Rétifs en 2012/2013, je n’aurais probablement pas été réceptive parce que je n’étais pas dans l’état d’esprit pour l’accueillir dans mon esprit et dans mon coeur. L’antillanité qui transparaît dans chaque scène, chaque mot m’aurait été insupportable… Ou alors peut-être que cela m’aurait aidé dans mon processus de réconciliation. On ne le saura jamais. En tout cas, en 2017, j’étais prête. Ce roman fait partie de ceux qui m’accompagneront dans ma vie et que je prendrai plaisir à relire. Je suis sûre que j’y trouverai à chaque fois quelque chose de différent qui me poussera à m’interroger sur la personne que je suis, la personne que je veux être.

Tout comme Un papillon dans la cité ou La Rue Case-Nègre étaient des incontournables dans les lectures scolaires pour les enfants antillais des années 90, j’espère que Les Rétifs le sera dans les années à venir.

PS : pour une narration audiovisuelle récente de Mé 67, vous pouvez regarder l’excellent documentaire de Mike Horn tourné en 2017 et diffusé sur France Ô début 2018 : Mai 67, ne tirez pas sur les enfants de la République.


ndlr : cet article a été publié pour la première fois le 18 février 2018 sur myinsaeng.com.